En chemin vers le cube (Recherche d’itinéraires, itinéraires de recherche)

Depuis le mois de Juillet, le collectif En Rue a investi un petit bâtiment jouxtant l’une des écoles du quartier Guynemer – Jean Bart au 17 rue Eugène Potier à Saint-Pol-sur-Mer. Ancien logement de fonction des enseignants, il était resté fermé depuis plusieurs années avant que la ville le mette à disposition de l’association Eco-Chalet (association qui porte historiquement la « démarche » En Rue) il y a quelques semaines. Après avoir signé la convention de mise à disposition du lieu, récupéré les clés, débuté les premières sessions d’installation/rénovation du bâtiment, il est à présent temps de prendre quelques pages pour retracer le long cheminement qui nous amène jusqu’au « cube »1, point d’étape des projets du collectif.

Cette démarche me semble importante car elle me permet de revenir sur les trois années d’expérimentation « En Rue » qui ont à la fois précédé et rendu possible « l’entrée » dans le bâtiment. Je propose ici de retracer l’itinéraire du projet de là où je me situe, c’est-à-dire en tant que chercheur associé, et donc en revenant sur la manière dont notre recherche a pu contribuer de façon modeste à accompagner, soutenir, orienter, écrire, ce cheminement. Il s’agira donc de repartir en exploration de la petite permanence de recherche que nous avons installée dans le paysage du collectif, et, je l’espère, un petit peu dans celui du quartier. Dès le début de notre engagement dans le projet En Rue, nous nous sommes demandés : qu’est-ce que nous foutons là ?2 Cette question, celle de notre implication nous a suivis un certain temps, elle ne nous a, pour ainsi dire, jamais quittés. C’est simplement le ton, l’intonation dans la prononciation de cette phrase qui a varié à certains moments. Dite de façon amusée, agacée, enjouée, fatiguée, détendue, crispée, étonnée…

Deux ans plus tard, il est à présent temps de déplacer la conjugaison de cette auto-interpellation en nous demandant : qu’est-ce que nous avons foutu là ? Répondre à cette interrogation, c’est venir en explicitation vis-à-vis de nos méthodes, nos positions, nos concepts, nos épistémologies, c’est dévoiler le processus, ouvrir la boîte noire. Faire ce récit, c’est l’exposer au regard des autres, en premier lieu à celui de celles et ceux qui, de près ou de loin, sont concernés et partie prenante de nos expérimentations collectives. Faire l’histoire de cette recherche, c’est donc inscrire notre science sociale dans une forme d’exigence démocratique comme le dirait Pascal Nicolas-Le Strat : « Le chercheur a le devoir d’expliciter ses processus de travail, la recherche a l’obligation de proposer un récit d’ensemble de son cheminement. »3

Au moment où j’écris cela, je sais que mon texte sera imprimé, que je le distribuerai de la main à la main à l’ensemble des personnes qui gravitent autour du collectif En Rue, comme nous le faisons depuis nos premiers textes. Je sais que je reverrai l’ensemble des personnes dont ce récit parle, que nous rediscuterons, de cela ou de toute autre chose, mais que nous serons là, présents physiquement, que nous pourrons être interpelés, sollicités, par une parole, un regard, une blague, une de ces phrases directes et sans filtre si bien maîtrisées par certains membres du collectif. Si ces quelques pages sont ensuite exposées de façon publique sur notre blog, si elles sont sûrement envoyées et discutées dans nos réseaux de recherche, elles le seront dans un second temps.

Premier tour dans le quartier

Le projet En Rue a débuté un an avant que notre petite équipe de chercheurs4 soit invitée à le rejoindre. Patrick Le Bellec, chargé de projet « Art et espace public » à la ville de Dunkerque et l’un des initiateurs du projet En Rue, avait rencontré Pascal Nicolas-Le Strat à la Halle aux Sucres à Dunkerque où ce dernier intervenait sur l’expérience des ZAD. Il avait repris contact avec lui quelque temps après en lui présentant le projet En Rue et en lui proposant de venir les rencontrer, puis d’éventuellement rejoindre le projet en tant que chercheur associé.

« Le projet est sur les rails depuis mai dernier : il a pour objectif premier d’occuper l’espace public des pieds d’immeubles des résidences Jean Bart et Guynemer (900 logements, 2300 habitants) inscrites dans le NPNRU, par des actions régulières de construction de mobiliers urbains par les habitants et d’en révéler leurs savoir-faire. Il a pour second objectif de créer de l’emploi au sein même de ce quartier et de préparer les habitants à prendre une part active dans le projet de rénovation urbaine qui les concerne. Enfin ce projet interroge les normes d’auto-construction par la mise en oeuvre de mobiliers urbains déclassés des collectivités et leurs ré-emplois. Ce projet associe à ce jour des habitants, une cellule de prévention spécialisée et ses éducateurs de rue, la mission art et espace public de la ville de Dunkerque, la commune de saint-Pol-sur Mer, le Learning Center/Communauté urbaine de Dunkerque, la Ville de Téteghem, les associations citoyennes Eco-Chalet et Résidences Fleuries, le collectif d’architectes Aman Iwan et l’artiste Catherine Rannou (…) Ça vous dirait de venir nous rencontrer ? Nous pensons que ce projet a beaucoup de potentiel, qu’il s’inscrit sur une première phase jusqu’en 2020 et qu’il a besoin d’être nourri de regards extérieurs et de chercheurs associés. »5

La première rencontre est fixée au 15 novembre 2017, un mois après le mail d’invitation de Patrick. Pascal me propose de venir avec lui. Nous prenons le train de 7h46 à la gare du Nord pour une arrivée à Dunkerque à 9h23. Patrick nous attend à la sortie de la gare, nous nous présentons et montons dans son Break Mercedes, direction Saint-Pol-sur-Mer. Dans la voiture, le dialogue s’installe de façon décontractée. Je me souviens qu’en route nous étions passés devant les impressionnantes raffineries de pétrole comme pour planter les premiers éléments du décor local. Quelques minutes plus tard, nous arrivons au quartier Guynemer – Jean Bart. Nous nous garons sur le parking à côté du City stade face à une longue barre d’immeubles en briques rouges à l’architecture singulière, que nous découvrons rapidement avant de nous diriger vers l’une des entrées pour rejoindre le local du club de prévention. Première rencontre avec Nabyl et Farid, éducateurs de rue, rejoints par Salem, Anthony et Saïd, habitants du quartier et membres de l’association Eco-chalet. Petit tour de table et rapide présentation de chacun. Pascal se présente comme sociologue et professeur d’université, il explicite en quelques mots sa position. Moi, « je suis doctorant, j’interroge la manière dont la ville se fabrique « par le bas », je travaille sur les questions de droit à la ville. Je suis aussi salarié dans une association socio-sportive, nous développons des activités autour de la pratique du vélo principalement dans les quartiers populaires. »

Après ces quelques échanges d’usage, nous sommes restés silencieux, Pascal et moi, durant un long moment, laissant s’installer une forme d’« écoute sensible » comme pourrait la qualifier René Barbier. Ce dernier a beaucoup insisté sur l’importance de l’écoute, notamment en recherche-action, il fait d’ailleurs une distinction intéressante entre « entendre » et « écouter ». Là où « entendre » suppose de partir de sa propre représentation du monde, donc de soi-même afin de ne jamais se sentir déstabilisé par un autre cadre de pensée que le sien, « écouter » exige de partir de l’autre. Ainsi « l’écoute suppose avant tout le non-savoir sur l’essence des choses, des êtres et du monde ».6 Nous ne pouvons donc pas écouter avec une grille méthodologique structurante, avec des hypothèses lourdes et des concepts préconstruits (nous pouvons à la rigueur entendre, interpréter et, juste après, ou parfois par-dessus la parole des autres, discourir pour se rassurer).

Nous écoutons donc le groupe nous présenter le projet En Rue, le collectif, le quartier, les bribes d’informations qu’ils ont sur la rénovation urbaine à venir. Durant ce long moment au club de prévention, nous portons attention à tout ce qui nous est dit, transmis, livré, enseigné, à la multiplicité des paroles et des lieux d’où elles sont formulées. Nous écoutons sans éprouver le besoin de parler, de relancer, encore moins de compléter. Beaucoup de chercheurs se sentent obligés d’intervenir, de venir réaffirmer une connaissance ou attester une expérience. Il faut donc insister sur l’importance de l’« écoute » et, dans le même temps, sur celle du silence. Apprendre à porter considération à une parole pour elle-même, à ce qu’elle nous enseigne (sur sa pensée, son processus, ses questionnements, sa philosophie de vie, son paradigme, sa vérité…) sans systématiquement recourir à un propos, qui plus est quand celui-ci émane d’un « dominant », d’une personne que la société favorise largement en raison de son statut (social, racial, genré…). Les mouvements féministes et décoloniaux insistent à juste titre sur ce point lorsque la question leur est posée de savoir comment des personnes que la société place comme « dominantes » pourraient être de « bons.nes alliés.es » dans leur lutte ; l’une des réponses qui leur est enseignée en premier est : « Ecouter & apprendre à se taire ».7 Pour un « dominant », l’exploit n’est donc pas simplement d’écouter (même si l’écoute, telle que nous la définissons, implique de se mettre en situation d’ignorant et qu’elle suppose donc, en soi, de travailler les rapports de domination à cet endroit) mais d’écouter sans parler, sans venir systématiquement donner son avis, prendre la parole, ou, dans le cas d’une parole de chercheur, venir affirmer, infirmer ou nuancer un propos.

Un peu plus tard, le responsable du club de prévention, Antoine, passe nous rencontrer. Le long temps de présentation du matin est maintenant terminé, les discussions sont plus informelles et éparpillées. En discutant avec Antoine, j’apprends qu’avant d’être à Saint-Pol-sur-Mer, il était éducateur de rue dans mon quartier. Nous échangeons un moment sur cette géographie partagée. Il est maintenant l’heure du déjeuner, nous partons tous ensemble acheter des sandwichs dans une boulangerie située à l’extérieur du quartier. Nous traversons Guynemer – Jean Bart à pied pour la première fois et découvrons les premières traces laissées par En Rue dans ses espaces publics : ici un banc rallongé, là bas un espace de jeu rénové. Durant ces quelques heures qui se sont écoulées, du début de matinée jusqu’à la fin du déjeuner, nous avons en quelque sorte négocié, de part et d’autre, notre future coopération. Cette négociation s’est faite de façon diffuse, sans que nous soyons obligés de planifier ou programmer ce que nous allions bricoler ensemble.

Il y a quelques semaines, lors d’une réunion, nous avons ouvert la question de l’invitation des artistes en résidence. Cette question est mise en discussion car le nouveau lieu, que nous venons d’investir, ouvre la possibilité d’héberger des artistes invités et une partie d’une subvention a été accordée au collectif pour financer ce type d’initiative. Cette question a suscité de la méfiance : comment savons-nous si l’artiste que nous allons inviter va vraiment s’intégrer dans le quartier, si il ou elle sera intéressé.e par les habitants, par le contexte social et historique, si ses œuvres, ses expérimentations seront accessibles ?8 L’une des réponses trouvées, pour pallier ces craintes, fut celle du « tour dans le quartier ». Invitons les artistes à venir nous rencontrer, discuter, écouter et marcher avec nous dans le quartier comme nous l’avions fait la première fois avec les sociologues.

Ce qui s’était donc établi, lors de notre première balade, c’était un « moment » suffisamment partagé (partage d’intérêts communs, de conviction, d’envie, de doutes, d’humour, de craintes…) pour qu’il puisse constituer la base d’une expérimentation commune.

Cette première journée de rencontre a aussi été un moment important car nous avons installé, sans nous concerter préalablement, et de manière informelle, les premiers éléments méthodologiques et épistémologiques qui s’inscriront dans la durée de notre recherche-action : celle d’une méthode de l’égalité (formulée par Jacques Rancière et fortement réinvestie par Pascal dans ses travaux) et d’une écologie de l’attention que nous tenterons de réengager tout au long de nos séjours :

« La recherche-action, parce qu’elle s’inscrit dans la durée et la continuité (permanence), peut favoriser une nouvelle « écologie de l’attention », profitable à l’ensemble de la dynamique urbaine, en portant attention et considération à des questions qui ont parfois du mal à émerger dans le débat public et en prenant soin des milieux de vie, surtout lorsqu’ils sont lourdement, possiblement violemment, perturbés par des processus de rénovation, de réaménagement et de mobilité contrainte ou choisie. »9 de recherche. Ces dernières se déclinaient en plusieurs points. La première d’entre elles portait sur la question de la place des savoirs et des expériences des habitants dans une recherche qui se revendique être en coopération : « Les habitants d’un quartier, les usagers d’un lieu et les membres d’une communauté de vie disposent d’un riche savoir sur leur expérience. (…) Il s’agit pour nous, chercheur-es, de contribuer à la valorisation de cet ensemble de connaissances et expertises, élaborées et transmises à travers de multiples pratiques quotidiennes et expériences de vie. Le travail de recherche doit s’engager à partir et avec ces savoirs de l’intérieur ».10 Si la recherche part des savoirs des personnes concernées, elle est aussi conduite par un collectif élargi de personnes (sociologues, habitants, éducateurs, architectes…) qui se saisissent collectivement des questions qu’ils croisent à travers leurs expérimentations. Le chercheur ici n’agit plus seul comme c’est le cas dans beaucoup d’approches en science sociale. Il serait d’ailleurs bien embarrassé de devoir répondre, sans passer par une expérimentation collective avec les premiers concernés, à la question : comment fait-on rénovation urbaine différemment ? Ou encore : comment on « fait lieu » collectivement ?

Loin d’adopter une objectivité scientifique, nos recherches sont présentées comme étant à la fois impliquées, situées et contextualisées. C’est un point particulièrement important de nos orientations de recherche : « Ce que le chercheur éprouve, ressent, perçoit participe pleinement au travail de recherche et contribue à l’alimenter et à documenter les réalités que nous découvrons. (…) Nous ne sommes pas « extérieurs » ou « étrangers » aux situations dans lesquelles nous nous engageons ; nous y sommes impliqués à partir d’une position spécifique, celle d’un chercheur-e qui vise à produire des connaissances, avec les personnes concernées, à l’occasion d’une présence et d’une participation nécessairement limitées dans le temps (…) Nous revendiquons donc une conception « située » de la recherche, au sens où nous interrogeons les enjeux et rapports sociaux qui affectent inévitablement le déroulement de la recherche (en particulier les enjeux de reconnaissance, de qualification et de disqualification, impliqués par la rencontre entre savoirs d’horizons différents). Et nous revendiquons une conception « contextualisée / ancrée » de la recherche car nous tenons compte, et prenons en compte du mieux possible, l’ensemble des expériences, sensibilités, représentations ou encore expertises qui font la spécificité d’un lieu et qui caractérisent une expérience de vie (un habitat, par exemple). » Ainsi, ce type de recherche se revendique comme étant en expérience (expérience de vie partagée au côté des personnes) et en expérimentation (qu’est-ce qui se passe à ces moments et ces endroits-là, quand nous faisons collectivement ?).

Deux derniers points que nous affichons : la question de la multiplicité des registres d’écriture de la recherche (chroniques, journaux, photos, textes) et celle d’une « mise à l’épreuve réciproque » des savoirs et expériences : « Quand nous engageons une collaboration de recherche, nous espérons naturellement des acquis sur le plan de la recherche mais aussi, conjointement, consubstantiellement, des acquis démocratiques en parvenant à une meilleure reconnaissance de l’ensemble des savoirs et expériences, et en contribuant à des rapports plus égalitaires entre les personnes concernées par une même situation (habitants, chercheurs, usagers, professionnels). »

Il me semble important de revenir sur ces orientations que nous avions donc formulées avant de démarrer notre recherche afin que nous puissions, dans la suite de ce récit, observer à la fois les moments où nous avons tenté d’être au plus près de ce que nous avancions et les moments d’un décalage, plus ou moins fort, avec ce que nous annoncions au départ. Les écritures préalables à une recherche (qui peuvent aller des orientations aux hypothèses plus ou moins formalisées) et leurs mises en pratique présentent toujours des écarts que nous devons questionner. Faire le récit d’une recherche, c’est aussi faire le récit de ces décalages. Par ailleurs, nos orientations, que nous pourrions qualifier de positions épistémologiques et méthodologiques, sont les seuls points de départ de notre recherche-action. En effet, au départ, il n’y a eu aucune problématique, commande ou demande formulée par le collectif à l’équipe de recherche. C’est sur la base d’une invitation que nous avons été amenés à rejoindre le projet En Rue sans qu’aucun des membres n’ait une vision claire (même vaguement trouble) de ce qu’il attendait d’une recherche à cet endroit. Pour autant, et comme dans toute expérience quotidienne collective, nous avons rapidement croisé un certain nombre de questionnements de recherche et des situations concrètes de recherche-action. Par exemple, à travers la question du rapport aux institutions (comment un collectif comme le nôtre peut-il avoir son mot à dire dans les politiques publiques de rénovation urbaine et négocier une place dans leurs dispositifs ? Avec quelle distance/proximité nos expérimentations doivent-elles s’établir vis-à-vis des institutions publiques ? La question de l’espace public (la question des usages, des normes de construction, des autorisations…) ou, classiquement, la question d’une micropolitique des groupes (comment devient-on groupe : « faire » ensemble, prise de décisions, économie du projet, pratiques collectives… ?).

Le chantier fait recherche, la recherche fait chantier

Nous voilà donc embarqués dans le projet En Rue. Cette phase de la recherche pourrait s’intituler : les chercheurs débarquent sur le chantier. Le premier auquel nous avons participé a été celui situé sur l’îlot central du quartier Guynemer – Jean Bart. Notre présence sur les différentes sessions de chantiers a constitué l’un des points centraux de ce que nous avons appelé : « une permanence de recherche »

« Dans le cadre du projet En Rue, nous développons une « permanence de recherche », à savoir un travail de recherche en continuité, se développant dans la durée et réengagé à l’occasion de chaque chantier. Cette approche est en affinité avec ce que Patrick Bouchain, Sophie Ricard et Edith Hallauer nomment « permanence architecturale », au sens où l’architecte se familiarise avec les lieux et tend à y devenir, pour un temps donné, un habitant familier, ordinaire (…) Dans la même veine méthodologique, nous pensons nécessaire que le chercheur développe son travail dans la durée, par une présence suivie, en interaction forte avec les acteurs du projet afin de se familiariser avec l’expérience et d’en devenir lui aussi un acteur familier. Il fabrique sa recherche en faisant expérience avec les personnes, en partageant les activités des acteurs. »11

Dès lors, un jeu s’est installé entre chantier de recherche et chantier de co-construction dans l’espace public afin de formuler, au plus près du contexte, ce que la sociologie pouvait apporter sur ce terrain. Ce « jeu » a consisté à emprunter au chantier ses éléments de langage pour parler de notre démarche de recherche : « Équiper le chantier avec la sociologie. Le chercheur apporte ses outils et ses techniques. Il fabrique dans le chantier, avec le chantier et pour le chantier. La recherche est une ressource. Elle est en appui des autres activités, et réciproquement ».12

Notre recherche est conçue comme une des activités présentes sur le chantier parmi d’autres éléments (et donc jamais en surplomb vis-à-vis des autres pratiques, savoirs, manières de faire) : « Le chantier est l’unité de lieu et de temps de la recherche. La recherche s’y déroule en même temps que les autres activités, et dans le même temps. Le chercheur fait lui aussi chantier. »13

Je me souviens que, lors de cette première session En Rue à laquelle nous avions participé, notre équipe de chercheurs au complet s’était mise à la tâche : creuser des trous, faire le béton, aider à disposer les modules… C’était aussi une manière pour nous de se distancer du rôle d’observateur extérieur tel qu’il peut classiquement être attribué au sociologue et de faire venir la recherche, ou du moins les chercheurs, au plus près des activités quotidiennes du collectif. La compréhension du chantier est donc aussi une compréhension de l’intérieur, même si cette intériorité est vécue et exercée différemment par chacun, depuis nos implications respectives.

« Nous contribuons aux travaux des chantiers « En Rue » parce que nous souhaitons découvrir l’expérience collaborative de l’« intérieur » en la vivant avec les participants et en partageant leurs activités. Les exemples rapportés ici montrent à mon sens l’intérêt de cette démarche et la consistance des questions de recherche qu’elle fait émerger. Cette « immersion » ne réduit pas totalement notre « extériorité » et ne nous protège pas de l’emprise de nos propres références culturelles. Comme on l’a vu, nos références et expériences personnelles entrent en jeu dans ce que nous sommes susceptibles de voir, de ressentir et d’interpréter. Pour nous, il ne s’agit pas de les « neutraliser » : nous pratiquons et défendons une sociologie « impliquée » et « incarnée ». Nous ne soutenons pas les thèses qui prétendent à la « neutralité » et l’« objectivité » des chercheurs, obtenues par le biais de méthodes et de théories confirmées. Nous nous efforçons au contraire de mobiliser nos expériences et nos affects dans notre travail de recherche, mais cela en tant que « grilles de lecture » subjectives qui doivent être confrontées aux références culturelles et à la subjectivité des différents participants. »14

Sur le chantier, l’une des choses que nous avons tentée de faire a été de mettre en lumière le processus de fabrication15, rendre compte des méthodes, des manières de faire du collectif16, prêter attention aux savoirs de chacun, à la multiplicité des espaces17, donner de la valeur aux interactions quotidiennes.18 Pour une part, la recherche a donc consisté à « rendre visible ce qui aurait été qualifié d’anecdotique, ou considéré comme « une initiative comme une autre » ».19

Ce travail a donné lieu à deux brochures que nous avons distribuées à la fin de la première année : Qu’est-ce qu’En Rue fabrique (comme recherche) ? La recherche fait chantier, le chantier fait recherche et Qu’est-ce qu’En Rue fabrique (comme démocratie) ? Faire démocratie en fabriquant, faire politique en expérimentant.

Une recherche impliquée

Le caractère impliqué de nos travaux était affiché dès les premiers points de nos orientations de recherche : « Ce que le chercheur éprouve, ressent, perçoit, participe pleinement au travail de recherche ». Toute recherche et, à plus forte raison, toute recherche-action questionne les implications du chercheur. La dimension collective du projet En Rue interpelle encore plus fortement la notion d’implication puisqu’il s’agit aussi de travailler son appartenance au collectif, aux personnes, au quartier, au territoire, au projet. Comment celle-ci se caractérise-t-elle ?

Dans son texte sur les manières de faire collaboratif, Martine Bodineau évoque sa place de femme dans le groupe, sa difficulté à prêter main forte sur le chantier face à de jeunes hommes habiles qui la « dispensent fréquemment de participer en [lui] disant avec gentillesse : « laisse, je vais le faire ». »16

« J’ai pu mesurer concrètement la particularité de ma situation de femme au sein d’un groupe majoritairement constitué de jeunes hommes, montrant des capacités physiques importantes et une grande habileté manuelle (j’y reviendrai plus loin), et me rendre compte qu’une attention est nécessaire pour éviter que cela ne soit un obstacle à la contribution des femmes mais aussi celle des enfants, des moins « costauds » et des moins « compétents » ».13

Le fait que Martine soit une femme, à cet endroit du projet la positionne donc d’une façon singulière et cette position a des conséquences sur sa pratique de chercheure puisque c’est depuis un lieu plus périphérique qu’elle doit l’exercer. Cependant, cette même posture lui permet de penser et comprendre le chantier depuis un lieu auquel je n’ai pas accès, c’est-à-dire la place des femmes mais aussi celle des enfants et des moins « costauds » sur les sessions de chantier En Rue. Ainsi l’implication du chercheur, et en l’occurrence ici de la chercheure, fait pleinement partie du processus de recherche.

Un peu plus loin dans ce même texte, Martine évoque la dimension manuelle et joyeuse des chantiers En Rue, cette dernière la renvoyant à son expérience de jeunesse dans les centres de vacances du Comité d’Entreprise des usines Peugeot de Sochaux :

« Par ailleurs, si j’ai fait référence à mes expériences passées dans les centres de vacances, c’est parce que les chantiers y font écho de différentes façons. Les jeunes participants étaient dans leur grande majorité, comme moi, des enfants des ouvriers des usines Peugeot de Sochaux, nombre d’entre eux étant ouvriers eux-mêmes ainsi que plusieurs des animateurs. La démarche, qui s’inscrivait dans les objectifs de l’éducation populaire, s’appuyait largement sur des projets de réalisations concrètes, impliquant des activités manuelles et physiques. Les animateurs et les jeunes travailleurs se montraient aussi habiles qu’inventifs et entraînaient les participants dans des projets créatifs et audacieux. L’enthousiasme qui émane des chantiers « En Rue » évoque pour moi celui que j’ai éprouvé durant ces expériences. »13

Pour ma part, le projet m’a interpelé à de multiples endroits, en premier lieu au rapport que j’entretiens avec les quartiers populaires. Dans mon premier texte, faisant référence à l’ANRU et aux quartiers Politique de la Ville20, j’évoque la géographie prioritaire du 13e arrondissement qui m’est familière. Ayant grandi et habitant encore dans l’une des zones historiques de la Politique de la Ville sur Paris21, ayant débuté mes études en passant une formation d’éducateur sportif en quartier Politique de la Ville, puis ayant exercé plusieurs années dans les quartiers du 19e arrondissement, c’est en premier lieu à partir de ces quartiers que je m’intéresse à la ville dans mes recherches. Le fait de trouver un cadre de référence commun, entre mon quartier (et plus globalement mes expériences en quartier) et ceux que je découvre dans les périphéries de Dunkerque, me positionne aussi d’une façon singulière lorsque certaines discussions s’engagent (nous avons, par exemple, échangé de nombreuses fois autour d’une culture partagée, comme le rap ou le football, avec les habitants de ma génération).

Le fait que Pascal, Martine et moi ayons une expérience d’habitant en quartier populaire, et plus spécifiquement en quartier Politique de la Ville, implique notre regard, notre écoute, et nos manières de faire, d’une certaine façon. Lorsque nous parlons « d’habitant », c’est aussi en pouvant faire le lien ou en pensant à partir de notre propre expérience d’habitant, bien que celle-ci puisse être très éloignée de celles que nous pouvons observer à Saint-Pol-Sur-Mer. D’un autre coté, notre implication peut aussi renvoyer à celle de trois chercheurs blancs qui débarquent en TGV de Paris pour faire de la recherche sur des quartiers du Nord de la France. Nous entretenons donc des rapports de proximité / distance qui sont inhérents à notre présence, que nous ne maîtrisons pas forcément et que nous devons prendre en compte et donc « travailler », plutôt que les ignorer en se cachant derrière une posture de chercheur objectif et non impliqué.

Le fait de m’intégrer au projet En Rue en tant que jeune chercheur m’a aussi impliqué d’une façon particulière. C’est, par exemple, la première fois que je suis désigné comme « sociologue », statut que je n’avais jamais revendiqué auparavant et que j’ai encore du mal à endosser véritablement. Par exemple, lorsque j’ai dû me présenter en une phrase dans les brochures, j’ai écrit : « doctorant, chercheur en science sociale » pour ne pas avoir à endosser le statut de sociologue et, par la même occasion, l’histoire problématique de la présence des sociologues en quartiers populaires. Cependant, quand à Dunkerque je suis présenté à quelqu’un en tant que « sociologue », il m’aurait semblé trop déplacé (trop snob) de venir corriger par un : « non je suis chercheur en science sociale ». Nous ne pouvons pas échapper facilement à nos implications sous prétexte que ces dernières ne nous vont pas. Il serait trop facile de pouvoir contourner la question du « sociologue en quartier populaire » en écrivant simplement, à l’arrière d’une brochure, « doctorant, chercheur en science sociale ». Nos implications nous obligent à nous confronter à des questions politiques qui, si elles sont ignorées, participent simplement à une reproduction tacite de ces rapports et donc à leur renforcement.

La présence des sociologues en quartiers populaires, c’est une présence majoritaire de corps et de gestes (blancs, masculins, hétéronormés), une présence de pratiques, de méthodes et d’épistémologies particulières, de parcours similaires (académique, déterritorialisé)… Et puis c’est l’absence, l’effacement, l’invisibilisation d’autres personnes, paroles, savoirs et manières de faire recherche en présence dans les quartiers (des épistémicides), ainsi que des devenirs minoritaires au sein des équipes de recherche et au sein même des corps et des pensées majoritaires (nos empêchements).

À cette échelle, il me semble possible d’expérimenter d’autres manières de faire recherche qui travaillent à la fois ces épistémicides et ces empêchements, et de documenter cette micropolitique. Ce point se pose à la fois comme une exigence et un appel à penser la limite de ce dispositif : à quel moment ces micro-expérimentations ne suffisent plus et comment, à partir d’elles (de leurs avancées et leurs limites), nous devons exiger et donc militer à une autre échelle pour des transformations plus globales et/ou structurelles : des formes de norme, de droit, de principe démocratique (par exemple, sur la présence des habitants dans les recherches et l’exigence de leurs rémunérations, la question de la parité dans les équipes de recherche, l’enquête et la contre-enquête publiques comme droit politique…).

Pour moi, notre « permanence de recherche », parce qu’elle est inscrite dans une certaine durée de vie, est en prise avec l’ensemble de ces enjeux (je ne prétends surtout pas qu’elle soit à la hauteur de ces enjeux) : collectiviser la recherche, travailler nos présences majoritaires et, donc, explorer les possibilités d’expérimenter des devenirs minoritaires, éprouver les avancées et les limites de nos manières de faire, mettre en réseaux nos expériences micro-politiques, ouvrir et assumer politiquement, à différents endroits, les questions et les bouts de réponses qui se dégagent (et se dégageront) de nos recherches.

Faire (recherche) en coopération

C’est à partir d’un faire que le collectif En Rue porte son engagement et sa coopération sur les quartiers dans lesquels il intervient depuis 3 ans. À ce titre, il s’inscrit radicalement dans la période actuelle des expérimentations politiques qui fleurissent un peu partout sur la planète, tant sur des questions d’écologie, de travail, de réseaux, de soins, de lieux… À l’échelle de notre projet, ce « faire » s’accompagne à différents endroits d’un qualificatif : faire rénovation, quartier, lieu, parcours, itinéraire, recherche… Dès mon arrivée dans le projet En Rue, ce « faire » a raisonné d’une façon particulière et a donné lieu au premier texte que j’ai écrit « Faire l’En Rue avant l’ANRU » :

« Le projet En Rue s’inscrit radicalement dans cette politique du faire puisque c’est en « faisant avant », mais aussi en « faisant avec », en « faisant différemment » qu’un rapport critique s’éprouve et se développe en direction des programmes de rénovation urbaine. Ici notre engagement pour une autre manière de faire la ville, de faire les quartiers ne s’appuie plus simplement sur des discours mais sur une politique de l’expérimentation : un « faire l’En Rue » qui, à de multiples endroits, à différents moments se distingue d’un « faire l’ANRU ». Le « faire » par lequel notre phrase commence indique donc déjà « deux types antagonistes de faire : celui que nous rejetons et celui que nous essayons de créer. » (John Holloway, Crack capitalism, 33 thèses contre le capital, Libertalia, 2016, p. 153 ). »22

Si En Rue produit du discours critique (à travers ses affiches, dossiers de subvention, interventions publiques, fanzines, brochures de recherche), celui-ci est donc indissociable de ses expérimentations. Il ne s’agit donc pas simplement de porter une critique à l’égard des politiques publiques, des bailleurs sociaux, des programmes de rénovation, mais d’expérimenter des alternatives qui portent, en elles-mêmes, ces positions. Quand nous posons un banc ou rénovons un espace de jeu, ces modules disent à la fois le quartier dont nous ne voulons pas (un quartier où les espaces publics sont laissés à l’abandon) et inventent des manières de faire quartier différemment (dans des formes de coopération et d’autogestion vis-à-vis des puissances publiques).

« Ces deux moments de la critique sociale sont consubstantiels l’un à l’autre. Chacun est en quelque sorte le présupposé de l’autre. La critique assume à la fois sa portée négative (défaire, contredire, destituer), à la fois sa portée positive (imaginer, créer, instituer). Ces deux moments forgent donc une même dynamique, celle qui tente, à l’occasion d’une coopération ou d’une occupation, à la fois de formuler le refus, à la fois d’explorer concrètement un souhaitable, à la fois de destituer des formes institutionnelles, à la fois d’en inventer de nouvelles. La force critique y gagne. »23

Il me semble que notre permanence de recherche a tenté de s’inscrire conjointement dans cette même exigence du « faire » en expérimentant un faire recherche qui porte en acte la dimension coopérative, égalitaire, démocratique d’une science sociale (critiquant, par la même, l’absence de ces dimensions dans bon nombre de recherches en quartier populaire).

C’est à travers l’idée d’un faire recherche en coopération qu’est née l’envie de produire des fanzines collectivement durant les sessions de chantier :

« Dès notre arrivée sur les chantiers En Rue, nous avons commencé à réfléchir à la façon dont nous allions faire recherche sur ce terrain. Sur les chantiers nous étions conviés à participer avec le collectif et les habitants aux fabrications en cours, il fallait que nous trouvions nous aussi une manière d’inviter à bricoler la recherche collectivement. Bricoler une recherche qui ne s’écrit pas uniquement dans une temporalité extérieure au terrain de recherche, une recherche qui n’écrit pas juste « sur » mais « avec », une recherche qui fasse exister d’autres langages, d’autres manières de faire. »24

Dans le premier fanzine que nous avons autoédité, nous restituons une discussion-entretien avec Salem qui pose de manière forte les dimensions politiques des actions menées par En Rue et le contexte social dans lequel celles-ci s’inscrivent :

« Pourquoi on fait des bancs ? Parce qu’il n’y en a pas, c’est logique non ? On va pas l’expliquer, qu’on a besoin de banc ! (…)

Et les gars vous allez mettre des bancs jusqu’où ?

Quand tu abandonnes les gens, ils se débrouillent par eux-mêmes. (…)

Vos bancs qui sont super droits vont de travers. Ce sont nos bancs qui donnent une droiture aux gens. Poser un banc est politique. »25

Cet échange ne donne pas lieu à une interprétation, il est simplement retranscrit par une série de phrases qui s’enchaînent et rendent, en elles-mêmes, intelligible un discours critique. D’une part, cette partie du fanzine dit que la parole de Salem n’a aucunement besoin d’être ajustée ou réinterprétée pour figurer telle quelle dans un outil de la recherche, mais aussi que les lecteurs du fanzine (habitants, travailleurs sociaux, professionnels de la ville, élus…) n’ont pas besoin qu’on leur construise, à cet endroit, un argumentaire détaillé pour comprendre la portée du discours.

Un peu plus loin dans ce même fanzine, nous retrouvons deux présentations de recherche qui sont, dans des cadres différents de notre recherche-action, produites par des membres du collectif En Rue. Il y a une présentation provisoire du mémoire à venir de Master 2 de Nabyl et de celui de Morad dans le cadre de sa formation d’éducateur spécialisé. Ces deux écrits croisent un texte de présentation de notre permanence de recherche. Par cet entrecroisement des écrits de recherche, le fanzine devient un espace d’expérimentation d’une méthode de l’égalité de la recherche. Un espace qui permet de ne pas laisser dans l’ombre des recherches en cours sur le quartier en présupposant qu’elles seraient moins légitimes et importantes (parce qu’elles ne seraient pas menées par des « professionnels de la recherche ») et qui vient affirmer que cette permanence de recherche est alimentée par ces multiples dynamiques de recherche qui se croisent (par le biais de nos discussions, débats, lectures, expériences…).

Ainsi, dans les différents fanzines que nous avons autoédités, nous avons maintenu cette dynamique d’un faire recherche en coopération. On y retrouve aussi bien une chronique de Claire sur son expérience des chantiers En Rue, une scientifiction de ce que serait En Rue dans un futur plus ou moins lointain pour plusieurs d’entre nous, des questions autour de la recherche-action ou encore une mise en débat des fiches-actions de la Politique de la Ville.

Au cours de ces deux années, notre permanence de recherche a donc tenté26 de s’inscrire en coopération dans le paysage du collectif En Rue par les différents éléments que j’ai essayé de mettre en lumière jusqu’ici : en construisant une recherche au plus près des activités quotidiennes du collectif (notamment au plus près des éléments de langage quotidien des chantiers), en prenant part aux espaces de coopération sur les chantiers de co-constuction dans le quartier, en ouvrant des espaces de coopération et de participation à la recherche (le fanzine étant l’un de ces espaces, tout comme l’invitation à venir au travail avec nous dans d’autres espace-temps de la recherche).

« Faire » attention : Trois propositions avant de poursuivre notre chemin vers le cube

« Faire » attention suggère (…) l’exercice d’une activité qui constitue sa propre fin »27

Durant nos permanences de recherches, nous avons évoqué à plusieurs reprises la notion d’écologie de l’attention qui renvoie à la fois, pour nous, à des manières de faire et des manières de voir. Avant de poursuivre notre chemin vers le cube et d’entrer dans ce lieu, je souhaiterais formuler trois propositions qui se posent aujourd’hui à notre collectif et qui me semblent relever d’une écologie de l’attention.

1. Revenir sur le banc avant d’entrer dans le cube

Dans tout projet collectif, la durée et la distance parcourues sont des éléments pouvant dangereusement disperser notre attention au point de ne plus savoir ou reconnaître ce qui fondait la coopération du départ. En Rue entre dans sa quatrième année d’expérimentation, donc dans une temporalité qui impacte significativement nos vécus. Le chemin parcouru jusqu’ici a été important et, grâce à cette histoire collective, le projet prend une certaine ampleur, que ce soit dans les expérimentations, les occupations, les constructions, les réseaux, les subventions… Il me semble donc essentiel de prendre le temps, physiquement ou métaphoriquement, de revenir sur le banc (sur les premiers bancs installés dans le quartier dont nous reconnaissions tous, collectivement, le caractère politique) afin de nous interroger sur la suite du projet.

Du point de vue d’une écologie de l’attention, la question à poser serait : vers quoi le collectif En Rue devrait-il porter son attention aujourd’hui (question que nous pouvons nous poser à la fois individuellement et collectivement) et qu’est-ce que nous devrions faire de cette attention ? La question de l’attention est ici indissociable de la question de la valorisation ; pour le dire autrement, nous pourrions nous demander : qu’est-ce que nous décidons de valoriser collectivement ? « Les processus attentionnels sont indissociablement liés à nos processus de valorisation (…) je valorise ce à quoi je prête attention et je prête attention à ce que je valorise. »28

La question sera donc de savoir quelle mesure de valeur allons-nous donner à nos coopérations et expérimentations collectives ? Et le choix de ces mesures orientera (et oriente déjà, car il s’agit de choix qui ne sont pas décidés par un vote à main levée mais par nos actions quotidiennes) le devenir d’En Rue. Une proposition (celle que je soumets ici à la réflexion) pourrait être de garder le banc comme unité de mesure de la valeur des projets En Rue car c’est lui qui a révélé la dimension politique de nos micro-expérimentations, que ce soit à travers la coopération, les usages, le contexte, la symbolique…

Pour être plus clair, il ne s’agit pas de dire qu’il faut que le collectif ne construise plus que des bancs, mais que ses projets devraient être envisagés et évalués à partir de la portée (micro)politique qu’ont eu nos bancs29 et que notre attention devrait être orientée en grande partie vers cette finalité.

2. Être attentif à notre micropolitique de groupe

Comme pour tout collectif, En Rue doit porter attention à sa micropolitique de groupe, c’est-à-dire aux conditions de son fonctionnement collectif. Les manières de faire coopération, et le processus de cet engagement collectif font pleinement partie de nos expérimentations. La portée politique d’une expérimentation n’a pas beaucoup de sens si elle n’est pas rapportée aussi à l’expérience collective qui lui a donné naissance. Pour reprendre l’exemple du banc, le banc est politique aussi parce qu’il est le fruit d’une coopération, d’une co-construction, d’un co-apprentissage, de décisions partagées, discutées, débattues…

Cette micropolitique de groupe est aussi une manière de « faire » différemment, d’expérimenter des formes de démocratie qui nous semblent absentes des décisions politiques qui impactent nos vies. Comment coopérons-nous ? Comment prenons-nous une décision ? Comment discutons-nous ? Comment gérons-nous collectivement une ressource… sont autant de questions essentielles à des expérimentations collectives (à un travail du commun).

Pour reprendre l’expression de David Vercauteren, porter attention au groupe, à son fonctionnement, à l’écologie de nos pratiques collectives ne devrait pas être considéré comme un « fond secondaire »30 de notre projet.

3. Affirmer le « primat de l’attention enracinée »

Dans les quartiers populaires, et spécifiquement dans ceux qui sont amenés à faire l’expérience d’une rénovation urbaine, il est indispensable d’affirmer l’importance de l’attention à porter à son propre environnement. Nous parlons alors « d’attention enracinée »31, pour qualifier celle exercée par les premiers concernés dans une situation donnée. Dans le cadre d’un projet de rénovation urbaine, l’attention des habitants du quartier est la plus indispensable et c’est donc celle qui devrait peser le plus dans la balance des décisions d’une politique de rénovation.

L’attention ne peut pas se déléguer uniquement à des représentants politiques (élus, maire…) et ces derniers ne devraient pas pouvoir faire prévaloir leur dynamique attentionnelle sur celle des « gouvernés » dans des situations aussi bouleversantes, pour un milieu de vie, que celle d’un renouvellement urbain.

En Rue va à la fois devoir se préoccuper de cultiver cette écologie de l’attention et se poser la question de savoir comment cette logique attentionnelle enracinée va pouvoir s’exprimer et être prise en compte dans la période à venir. Si le collectif relève ce défi, notre attention peut devenir un outil de lutte et nous devrons alors nous demander où et comment (mieux) armer notre attention (dans des lieux et des temps de co-apprentissage, d’échange, de discussion, de mise en commun…).

Trouver un lieu

Parallèlement à nos chantiers collectifs, il y avait cette idée, depuis le départ, d’avoir un lieu sur le quartier Guynemer – Jean Bart. Ce lieu était nécessaire, d’une part pour pouvoir entreposer le matériel, les outils, le bois, pour la préparation des chantiers participatifs, mais aussi parce que le collectif, le quartier, les habitants, manquaient d’un équipement qui puisse accueillir une multiplicité d’intentions, de savoir-faire, de moments, d’initiatives. Un premier bâtiment est repéré dès 2017, il se situe au fond du quartier, quelques dizaines de mètres derrière le club de prévention (si vous prenez la cartographie du fanzine 0, ce lieu est juste en face de « l’avion » indiqué par un point P9 sur le plan).

« On était parti sur un premier bâtiment mais qui nécessitait beaucoup de travaux et qui risquait d’être détruit assez rapidement dans le cadre de la rénovation urbaine. On a ensuite discuté avec la communauté urbaine, ceux en charge du NPRU sur Saint-Pol-sur-Mer, pour obtenir la possibilité d’avoir accès à une maison des cheminots, puisque la cité des cheminots est adjacente au quartier Guynemer – Jean Bart. D’autant plus que, dans le même temps, la CUD nous dit : « mais on va devoir démolir un certain nombre de maisons , il y aura des friches et, donc, si on peut faire de l’urbanisme transitoire, ce serait bien ». Donc on avait identifié une double maison dont une partie allait être détruite et qui nous laissait 3000m² de terrain. Avec autant de terrain, on peut envisager plusieurs projets avec les habitants, dont Jean-Michel qui pouvait rapatrier sa micro ferme32, et puis les mamans qui voulaient faire de la cuisine solidaire et un jardin collectif. On savait que ça allait être long puisque le foncier appartenait encore à un établissement privé qui devait le céder à la CUD, qui, elle, devait ensuite nous le mettre à disposition. Bref on n’a jamais pu avoir les clés pour voir comment était la maison à l’intérieur. Et puis, en début d’année, tout change, puisque le bailleur décide de construire rapidement sur ces terrains du logement social. Donc, à nouveau, on n’avait plus de maison (…) »33

La recherche d’un espace, même dans une ville comme Saint-Pol-sur-Mer où le foncier disponible semble abondant, et même pour un collectif et un projet reconnus par les puissances publiques, reste un long cheminement. Il est toujours difficile de savoir à quel endroit du millefeuille institutionnel la demande bloque. Dans nos quartiers populaires, où une certaine désertion des équipements publics est visible au quotidien, le refus d’accès ou de mise à disposition d’un équipement collectif géré par les habitants est vécu, à juste titre, comme une forme d’injustice intolérable. À plusieurs reprises, Salem et Saïd sont venus caractériser cette dimension dans un entretien que nous avions fait, dans lequel ils réinscrivaient l’obtention du lieu dans leurs histoires d’habitants du quartier :

« La Das [grand local au centre du quartier], elle est restée fermée devant nous 15 ans ! Comme l’autre maison qu’ils nous avaient proposée. Quand tu vois ces bâtiments fermés devant toi, tu te dis que c’est inadmissible. »

« Nous on s’est dit, dans le grand quartier qu’on a là, comment se fait-il qu’il n’y ait pas une seule porte ouverte où je puisse entrer, voir la nounou, la tata, les grands du quartier dans un coin. On imaginait ça. C’est logique dans un quartier, il doit y avoir une salle d’expression toute simple. »34

Discuter avec les institutions

En chemin vers le cube, il faut donc ouvrir la discussion avec les institutions, exposer et porter ces situations d’injustice sociale et spatiale. Depuis le début du projet, le collectif En Rue entretient un dialogue, plus ou moins continu, avec les institutions qui se trouvent dans son périmètre (périmètre territorial et/ou périmètre de service et d’action). Cette discussion, ce rapport, est très variable selon les personnes en dialogue (au sein du collectif et au sein des institutions), les supports du dialogue, le moment du dialogue ou encore la configuration du dialogue. La discussion avec les institutions n’est pas un moment neutre, c’est un puissant analyseur. La plupart du temps, les politiques publiques défendent la nécessité d’une démocratie participative quand celle-ci s’établit dans les cadres d’une participation qu’ils ont étroitement balisée et qu’ils maîtrisent. Elles se trouvent beaucoup plus dérangées, déplacées, dépassées par des formes de démocratie éprouvée dans et par des dispositifs instituants comme ceux qu’En Rue peut proposer :

« Samedi 29 septembre 2018, 11h30, nous nous assemblons au centre du quartier Jean Bart Guynemer (en cœur d’îlot comme, classiquement, l’urbanisme nomme cette centralité). Les membres du projet En Rue sont présents, ainsi que plusieurs habitant-es. Chacun prend place sur les modules fabriqués et installés par En Rue, certains assis, d’autres préférant rester debout. L’assemblée est nombreuse et attentive. Nabyl et Patrick animent la rencontre (…) J’observe cet assemblement. Je suis impressionné. L’assemblée est à l’image du quartier, elle mêle les âges et les identités ; je retrouve des visages connus, des personnes que j’ai croisées à l’occasion de certains chantiers, plusieurs que je salue désormais sans avoir nécessairement mémorisé leur nom, d’autres que j’ai appris à mieux connaître comme Fabrice qui a préparé des repas pour les « travailleurs » du chantier En Rue (…) La démocratie participative est une démocratie « en situation » et « en contexte ». Hors salle, et hors mur. Elle se tient ici, au beau milieu du quartier, les pieds sur terre et le regard à l’horizon. Il s’agit d’une démocratie de plein air. Une démocratie en prise avec les réalités vécues. Une démocratie éprouvée par la vie. Elle est active et réactive. Elle ne craint ni les coups de vent, qui envolent les idées, ni les courants d’air qui aèrent les pensées. Elle est souvent frondeuse, parfois rebelle. Elle n’est rien d’autre que ce que son nom désigne, une démocratie. Convoquée au cœur du quartier, réunie dans le cercle formé par les modules fabriqués par En Rue, tenant séance aux pieds des immeubles, cette petite assemblée accueille les expériences et recueille les propositions. »18

Ce déplacement entre une démocratie participative institutionnalisée et cette forme de démocratie éprouvée est bien caractérisé par Salem, dans le premier fanzine, lorsqu’il dit : « Viens, on discute. Le conseil citoyen, c’est ici qu’il se tient. Pas là bas. »

La discussion avec les institutions a donc dû s’établir en se positionnant par rapport à ce décalage, en établissant une possible connexion entre ce pouvoir institué et cette puissance instituante. À cet endroit, il y a un véritable enjeu avec le double risque, toujours présent, soit d’une rupture totale du dialogue avec l’institution ou, au contraire, d’une institutionnalisation profonde.35

Le risque d’institutionnalisation que je pointe a été étudié par René Lourau lorsque ce dernier parle de « principe d’équivalence élargie aux institutions », c’est-à-dire de la tendance qu’a l’institution à absorber, modeler, travailler les puissances instituantes.36 Il montre que l’institué peut tout à fait accepter l’instituant à partir du moment où il est en mesure de l’intégrer, « c’est-à-dire de le rendre équivalent aux formes déjà existantes ». Pour reprendre l’exemple du dispositif décrit au dessus, il s’agirait pour l’institution de rendre cette assemblée instituante « équivalente » à un conseil citoyen pour pouvoir reconnaître sa légitimité à faire démocratie et à prendre des décisions (cette équivalence passerait probablement par le fait d’instaurer systématiquement un ordre du jour, un compte rendu de séance, une communication spécifique de la tenue de l’assemblée…).

Dans notre discussion – collaboration avec les institutions, il y a donc pour En Rue le risque de cette institutionnalisation profonde. À plusieurs moments du projet, ce risque a été soulevé : Est-ce qu’on n’est pas, nous aussi, en train de devenir une agence de rénovation urbaine ? Est-ce qu’on ne fait pas ce qu’on reproche à la ville ? Qu’est-ce que cela implique d’accepter ce partenariat financier ? Ces questions ne sont évidemment jamais résolues une fois pour toutes et continueront à se poser tout au long de nos expérimentations.

En chemin vers le cube, et en ouvrant la discussion avec les institutions, le collectif a dû user de sa puissance instituante, de cette multitude qui se dissimule derrière l’acronyme EN RUE (habitants de différentes générations, travailleurs sociaux, architectes, sociologues…). Patrick restitue cette dimension, dans un entretien qui retrace l’histoire des démarches entreprises pour trouver le local, lorsque, fatigués de se voir refuser plusieurs demandes de locaux depuis de nombreux mois, ils décidèrent de se rendre en collectif élargi à une réunion avec la Politique de la Ville où ils étaient classiquement attendus à un ou deux représentants :

« En parallèle, on était en discussion avec la région qui était assez partante pour nous accompagner, notamment en subvention d’investissement pour nous aider à rénover un bâtiment. Mais, comme on n’avait plus de bâtiment, le dossier devient caduc ! On a demandé une réunion à la communauté urbaine, avec la Politique de la Ville, et l’agence d’urbanisme qui accompagne la CUD. Cette fois-ci, à la réunion, on s’est dit qu’on n’allait pas y venir seulement moi et Nabil. On y est allé à 12 ! Ce qui à permis de poser à plusieurs voix les enjeux. Il fallait qu’ils comprennent qu’on ne faisait pas un caprice, que quand on dit qu’on a besoin d’un lieu, derrière, il y a un projet, il y a des intentions portées par des habitants (…) Le lendemain matin, la responsable de la politique de la ville nous appelle pour nous dire qu’elle avait identifié un bâtiment. Elle a pris les choses en main et tout s’est fait très vite. Maintenant on a un lieu qui va permettre de développer des activités qui seront liées aux enjeux de rénovation urbaine du quartier et le service à la personne dans ce contexte. (…) Le lieu doit être en expérimentation, donc pas figé dans des activités. »33

Faire l’En Rue face à l’ANRU ?

Nous voilà donc arrivé au Cube !

Après trois ans de travail dans l’espace public du quartier, le collectif En Rue obtient aujourd’hui son lieu, confié par la ville au collectif. Petit immeuble de deux étages composé de trois appartements, deux grands garages et d’un petit jardin, il offre un espace suffisamment grand, aux multiples compositions, pour accueillir une large dynamique.

Géographiquement, la maison fait face aux bâtiments du quartier. Si vous montez au deuxième étage du cube et que vous vous mettez aux fenêtres de la façade, vous apercevrez en premier plan la barre d’immeubles, située sur le trottoir d’en face, à quelques mètres du bâtiment, puis une ligne d’horizon tracée par les tours les plus hautes du quartier. Demain, si la rénovation urbaine débute dans le quartier, la « maison » fera donc géographiquement face à la rénovation urbaine. Répondre à la question « comment fait-on face à une rénovation urbaine ? » ne sera plus une affaire de théorie mais d’expérimentation quotidienne. Pour reprendre une des formulations initiales du collectif, il ne s’agira plus de « faire l’En Rue avant l’ANRU » mais, peut-être, « faire l’En Rue face à l’ANRU ». Faire « voisinage avec » ou, au contraire, « opposition à » ce dispositif étatique ne sera pas un programme politique, un slogan militant mais une relation au long cours, une histoire, des vécus, une recherche. Je ne veux donc pas, dans la fin de ce petit texte, trop anticiper sur ces moments et ces rapports que nous allons construire collectivement.

Il s’agit plutôt pour nous de trouver l’équilibre entre, d’un coté, une certaine forme de « culture des précédents » indispensable à nos collectifs (cette rénovation s’inscrit dans un continuum d’interventions étatiques dans les quartiers auquel nous pouvons nous référer) et, de l’autre, une disposition à laisser une large place aux possibles (nos actions collectives), à notre ignorance, nos incertitudes, notre capacité à nous laisser surprendre (dans quelle mesure peut-on faire bouger les lignes dans ce contexte, avec le collectif et son nouvel équipement ?).

Donc pas d’anticipation excessive, mais la certitude d’un face à face inévitable puisque le hasard a voulu que le bâtiment que nous récupérions soit placé à cet endroit, et avec cette orientation précise. C’est peut-être cette disposition géographique particulière qui, lors de notre première visite du bâtiment, il y a quelques mois, m’a évoqué l’histoire de la Casa Pueblo. La semaine précédente, j’avais lu le petit livre de Naomi Klein qui venait d’être édité aux éditions Lux : Le choc des utopies, Porto Rico contre le capitalisme du désastre, qui analyse la manière dont les habitants de Porto Rico rebâtissaient leur île après le passage de l’ouragan Maria en 2017. Le texte montre que, dans ce processus de reconstruction, les habitants doivent faire face, à la fois aux dégâts matériels et sanitaires provoqués par cette tempête meurtrière, et aux politiques néolibérales qui exploitent ces situations désastreuses pour limiter les droits des populations et la démocratie locale afin de restructurer le territoire à leur image et pour leurs profits.

Pour bien saisir comment fonctionne ce « capitalisme du désastre », c’est-à-dire ce système qui tire profit des catastrophes (écologiques, économiques, sociales…), il faut avoir en tête l’analyse que Naomi Klein a précédemment développée dans son livre le plus connu : La stratégie du choc. Elle y montre, à travers plusieurs faits historiques, comment le capitalisme se sert des situations de crises, de désastres, de catastrophes, profitant de ces moments où les personnes touchées par ces phénomènes sont le moins à même de pouvoir défendre leurs intérêts, puisqu’elles se trouvent bien souvent en état de choc psychologique. Ses recherches montrent précisément que c’est toujours durant ces courtes périodes de « choc » que les politiques néolibérales les plus violentes sont instaurées/imposées.

Porto Rico en 2017, après le passage de la tempête Maria, représente donc un espace-temps propice à l’expansion de ce capitalisme du désastre. Pour autant, Naomi Klein observe que c’est justement dans cette période qu’une contre-dynamique citoyenne et locale s’opère sur l’île. En effet, c’est à travers cette épreuve que les habitants prennent conscience avec violence de leur statut de dépendance économique et énergétique (dépendance coloniale vis-à-vis des Etats-Unis), lorsqu’ils découvrent, après le passage de la tempête, qu’ils sont coupés du reste de l’île, qu’ils n’ont plus d’eau courante ni d’électricité. La tempête devient alors leur « enseignante », le point de départ à partir duquel il faut repenser un avenir autonome et égalitaire pour Porto Rico.

Alors que l’île est plongée dans le noir, en raison de la coupure électrique générale, une maison brille dans la nuit : « il s’agissait, nous dit Naomi Klein, de la Casa Pueblo, un centre communautaire dédié à l’écologie très implanté dans cette partie de l’île. Voilà vingt ans que ses fondateurs, une famille de scientifiques et d’ingénieurs, ont installé des panneaux solaires sur le toit du centre, un geste perçu comme plutôt hippie à l’époque (…) La Casa Pueblo disposait de la seule source constante d’électricité à des kilomètres à la ronde. Aussi, tels des papillons de nuit, des gens de toutes les collines alentour se frayèrent un chemin jusqu’à la lumière chaleureuse (…) La maison rose s’est rapidement imposée comme un centre névralgique pour les opérations de secours autogérées. »37 Durant toute la période post-tempête, la Casa Pueblo fit office d’hôpital, de centre de communication, d’information… Ce lieu devenait un analyseur de la situation de dépendance vis-à-vis d’une ressource aussi indispensable que l’électricité et, consubstantiellement, un espace d’expérimentation d’autonomie, de coopération et d’organisation.

Je ne sais pas si les processus de rénovation urbaine correspondent à des formes de « stratégies du choc », et je ne crois pas pertinent ni utile de déplacer des cadres d’analyse aussi facilement. Par contre, il est certain que ces moments de rénovation sont des périodes brutales pour les habitants, surtout lorsqu’une partie des logements d’un quartier sont détruits et que les principaux concernés par ces démolitions ne sont pas associés aux décisions, ni même informés précisément. Je ne sais pas si l’ANRU à Saint-Pol-sur-Mer sera aussi dévastateur et violent pour les habitants que la tempête Maria à Porto Rico, mais je crois que, si l’écosystème du quartier Guynemer – Jean Bart est bouleversé, le cube devrait jouer un rôle similaire à celui de la Casa Pueblo : un lieu de rencontre, de coopération, d’auto-organisation, d’apprentissage.

En écrivant cela, je me souviens alors d’un des échanges lors de l’entretien que j’avais eu avec Salem et Saïd sur l’ouverture du cube. Ils me racontaient qu’ils avaient, depuis longtemps, cultivé l’idée d’un lieu d’organisation collective sur le quartier.

« Moi, quand j’étais jeune, je voyais ça comme une arche de Noé, quelqu’un qui rentre, il a un souci, n’importe lequel, on est là, on peut aider, soulever, porter. Même si on est con, avec dix cerveaux on peut faire un cerveau intelligent ! »34

Évoquer ce lieu par une métaphore, avec l’arche de Noé, un endroit qui, comme la Casa pueblo, pourrait être un lieu-refuge dans la tempête, ne m’apparaît pas comme l’étrange coïncidence d’un entrecroisement de deux histoires que plusieurs milliers de kilomètres séparent mais me rappelle à quel point la tempête, le déluge, le maelström sont des conditions communes à nos vies quotidiennes. Nous vivons dans des milieux constamment bouleversés, agités, menacés par des tempêtes tantôt environnementales, tantôt sociales, politiques, économiques, sanitaires…

Marshall Berman décrit la modernité comme l’expérience quotidienne de ce maelström : « Il existe un type d’expérience fondamental, une façon d’éprouver l’espace et le temps, soi et les autres, les possibilités et les périls de la vie, qu’ont en partage tous les hommes et les femmes aujourd’hui. J’appelle « modernité » cette forme d’expérience (…), être moderne c’est faire partie du monde dans lequel, comme le dit Marx, « tout ce qui est solide se volatilise » ».38 Pour Marshall Berman, qui avait grandi dans le Bronx dans les années 50, l’expérience de cette modernité symbolisait la destruction totale du quartier de son enfance, éventré par la construction d’une voie rapide, et c’est en observant ces ruines que la formule de Marx, « tout ce qui est solide se volatilise », devait prendre le plus de sens.

« Quand je vis l’un de ces magnifiques immeubles éventrés pour faire place à la route, j’ai ressenti un chagrin qui, comme je le comprends à présent, est consubstantiel à la vie moderne. Bien souvent le prix à payer pour cette modernité toujours en marche et toujours en expansion est la destruction non seulement des institutions et environnements « traditionnels » et « prémodernes » mais – et ici se trouve la tragédie réelle – de toute la vitalité et la beauté dans le monde moderne lui-même. Ici dans le Bronx, grâce à Robert Moses, la modernité du boulevard urbain se voyait condamnée comme obsolète, et dynamitée par la modernité de l’autoroute interétats. Sic transit ! Être moderne s’avérait bien plus problématique et périlleux qu’on ne me l’avait appris. »39

Paradoxalement, Berman découvrait que cette douloureuse destruction faisait naître quelque chose que les planificateurs urbains n’avaient pas prévu, des formes de reconstruction et de recomposition de la vie et de la ville par le bas : « cette tragédie des ruines et de la destruction possédait un revers : elle stimulait la catharsis, permettait la rédemption, quelque chose qui pouvait conduire les gens à vivre avec la déception et s’en accommoder. Elle les incitait à inventer de nouvelles valeurs quand il apparaissait que toute les anciennes avaient disparu. Plus que tout, elle incitait les gens à ne pas quitter la ville mais à la reconstruire, souvent à partir des débris ».40

Les habitants du quartier Guynemer – Jean Bart s’apprêtent donc à vivre cette tumultueuse expérience de la modernité (ils en ont probablement déjà fait l’expérience à d’autres moments, sous d’autres formes) caractérisée par la destruction, le bouleversement de nos environnements familiers. Si cette expérience devait être aussi violente que la destruction du Bronx dont parle Berman, elle devra aussi s’accompagner du revers de ce bouleversement, de possibilités inédites, de coopérations nouvelles, et le cube pourrait jouer un rôle important dans cette histoire, face à face avec cette rénovation.

Louis STARITZKY

  1. Le « cube » est le surnom à durée indéterminée du bâtiment, il a spontanément été désigné ainsi en raison de la forme du bâti. []
  2. Pascal Nicolas-Le Strat, « En quête de questions », en ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/06/17/en-quete-de-questions/. []
  3. Pascal Nicolas-Le Strat, Quand la sociologie entre dans l’action. La recherche en situation d’expérimentation sociale, artistique ou politique, Édition du Commun, 2018, p. 81. []
  4. Martine Bodineau, docteure en sciences sociales de l’éducation, ethnométhodologue ; Pascal Nicolas-Le Strat, sociologue, professeur des universités ; Louis Staritzky, doctorant, chercheur en sciences sociales. []
  5. Mail de Patrick Le Bellec adressé à Pascal Nicolas-Le Strat, le 16 octobre 2017. []
  6. René barbier, L’approche transversale. L’écoute sensible en sciences humaines, Anthropos, 1997, p. 154. []
  7. Lysandra, Sarah Zouak et Justine Devillaine, « 11 conseils pour être un.e bon.ne allié.e », en ligne : http://www.lallab.org/11-conseils-pour-etre-un-e-bon-ne-allie-e/. []
  8. La question de la place des artistes (de leurs performances, leurs œuvres, leurs expérimentations) dans les quartiers populaires a suscité un vif débat sur la terrasse du club de prévention. Martine Bodineau en propose une restitution originale à travers une petite scientifiction, « Paroles d’oiseaux », en ligne :  http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2019/07/30/paroles-doiseaux/. []
  9. Fanzine En Rue n°1, « La recherche action », en ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/08/08/fanzine-1/.)

    À l’issue de cette journée, il y a eu de part et d’autre l’envie d’une coopération. Si cette dernière a été envisagée collectivement, elle s’est tout de même négociée ensuite (condition de notre venue : coût financier, logement, période, rythme…) avec Patrick qui a financé la recherche avec un budget lié à sa mission à la Ville de Dunkerque.

    Nous formulons alors une sorte de proposition qui présentait à la fois l’équipe de chercheurs associés et nos orientations ((Les orientations de la recherche ont été écrites par Pascal et relues par Martine et moi. []

  10. Pascal Nicolas-Le Strat, « Pratiquer la recherche « en réciprocité ». Quelques orientations épistémopolitiques », en ligne : https://www.pnls.fabriquesdesociologie.net/pratiquer-la-recherche-en-reciprocite-quelques-orientations-epistemopolitiques/. []
  11. Pascal Nicolas-Le Strat , « Une permanence de recherche » in Brochure En Rue 1. Qu’est-ce qu’En Rue fabrique (comme recherche) ? La recherche fait chantier, le chantier fait recherche, en ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/10/26/brochure-en-rue-1-quest-ce-quen-rue-fabrique-comme-recherche-la-recherche-fait-chantier-le-chantier-fait-recherche/. []
  12. Pascal Nicolas-Le Strat, « Qu’est-ce qu’En Rue fabrique (comme recherche) ? La recherche fait chantier, le chantier fait recherche », idem. []
  13. Ibid. [] [] []
  14. Martine Bodineau, « Les manières de « faire collaboratif » : des expériences à Saint-Denis et à Dunkerque », Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation, n°3, Mai 2019. []
  15. Pascal Nicolas-Le Strat, « L’espace public en gestes (et en paroles) », en ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/07/02/lespace-public-en-gestes-et-en-paroles/. []
  16. Martine Bodineau, « Les manières de « faire collaboratif » : des expériences à Saint-Denis et à Dunkerque », op. cit. [] []
  17. Louis Staritzky, « La ferme de Jean-Michel. À propos d’une hétérotopie Saint-Poloise : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/10/17/la-ferme-de-jean-michel-a-propos-dune-heterotopie-saint-poloise/ ; Pascal Nicolas-Le Strat, « Disponibilité (Le Chantier et ses Zones d’attraction temporaire) », en ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/06/19/disponibilite-le-chantier-et-ses-zones-dattraction-temporaire/. []
  18. Pascal Nicolas-Le Strat, « Une démocratie éprouvée », en ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/10/07/une-democratie-eprouvee/. [] []
  19. Jacky, « Paroles d’élèves. Récit d’une expérience collective et conviviale à contre-courant », Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation, n°3, Mai 2019, p. 105. []
  20. Louis Staritzky, « Faire l’En Rue avant l’ANRU », en ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/06/08/faire-len-rue-avant-lanru/. []
  21. Quartier Politique de la Ville Kellermann – Paul Bourger. []
  22. Louis Staritzky, « Faire l’En Rue avant l’ANRU », op. cit. []
  23. Pascal Nicolas-Le Strat, « L’engagement à l’épreuve d’un « faire » », en ligne : http://www.pnls.fabriquesdesociologie.net/lengagement-a-lepreuve-dun-faire/. []
  24. Louis Staritzky, «Quand la recherche s’écrit en fanzine… », en ligne :  http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/10/14/quand-la-recherche-secrit-en-fanzine/. []
  25. Fanzine En Rue n°0, « Poser un banc est politique », en ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/07/01/fanzine-en-rue-0/. []
  26. Le verbe tenter est, ici, très important. Notre permanence de recherche s’inscrit dans une sociologie des tentatives, dont les ratages font pleinement partie de la recherche et qu’il conviendra dans un texte collectif d’analyser et surtout de restituer. []
  27. Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Seuil, 2014, p. 247. []
  28. Ibid, p. 44. []
  29. Cela impliquerait donc d’expliciter ensemble la multiplicité (micro)politique de ces bancs. []
  30. David Vercauteren, Micropolitiques des groupes : pour une écologie des pratiques collectives, Édition Amsterdam, 2018. []
  31. Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, op. cit., p. 160. []
  32. Louis Staritzky, « La ferme de Jean-Michel, À propos d’une hétérotopie Saint-Poloise » : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/10/17/la-ferme-de-jean-michel-a-propos-dune-heterotopie-saint-poloise/. []
  33. Entretien avec Patrick au centre social de Téteghem, mai 2019. [] []
  34. Entretien avec Salem et Saïd sur les modules installés au centre du quartier Degroote, mai 2019. [] []
  35. C’est, par exemple, ce qui s’est partiellement produit lorsque nous avons sorti le premier fanzine En Rue (le fanzine a aussi fonctionné comme un dispositif d’une démocratie éprouvée dans lequel des paroles publiques « autres » sont portées). Nabyl est revenu sur ce moment dans le cadre des journées Ville-en-Commun : « Je voudrais revenir sur la question du rapport aux institutions par le fanzine (…) On a appris qu’un des numéros du fanzine En Rue #0, sorti fin juin / début juillet 2018, a fait une grosse partie des bureaux de la communauté urbaine pendant les deux mois d’été. On n’a appris qu’en septembre qu’on était passé par une petite période de tension avec les institutions. Parce qu’un fanzine ne se cache pas, il se communique, il se met en PDF, il se transmet, etc. (…) Un fanzine, c’est comme si ce qu’on ne veut pas voir se retrouve sur son ordinateur ou posé sur son bureau. Et alors, c’est un peu compliqué de dire « je ne l’ai pas vu » ou « je n’ai pas envie de le voir » (…) Un fanzine devient un vrai acte politique, quand il se retrouve sur le bureau et que quelqu’un dit « tiens, tu as vu ce truc-là ? ». Cela devient concret à partir du moment où c’est sur du papier. » (Ce dialogue est aussi extrait d’un article sur les fanzines à paraître dans le prochain numéro de la revue Agencements). []
  36. En théorisant le principe d’équivalence restreint à la marchandise, Marx a mis en lumière l’acte d’échange matériel dans la société capitaliste. Il montre comment, par le biais d’une valeur d’échange, toute marchandise entre dans une chaîne d’équivalences quasiment infinies, dont l’équivalent général est l’or. Ainsi, pour un capitaliste, X kilos de laine est égal à X quantité de riz qui est égal à X voitures, qui est égal à X euros, etc. L’acte d’échange rend donc équivalent le non-équivalent : l’usage de ces différentes marchandises. À partir de l’approche de Marx, Lourau nous invite à élargir le principe d’équivalence à « toutes les formes sociales qui s’institutionnalisent comme jeux et enjeux de forces économiques, idéologiques, politiques… » []
  37. Naomi Klein, Le choc des utopies, Porto Rico contre le capitalisme du désastre, Édition Lux, 2019, p. 26-27. []
  38. Marshall Berman, Tout ce qui est solide se volatilise, Entremonde, 2018, p. 21. []
  39. Ibid, p. 375. []
  40. Andy Merrifield, Métromarxisme: Un conte marxiste de la ville, Entremonde, 2019, p. 300-301. []

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Commentaires

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