Dans le quartier Jean Bart / Guynemer à Saint-Pol-sur-Mer, la Maison des associations a été abattue. Avec Louis Staritzky, nous avons commencé à mener l’enquête pour en comprendre les raisons. Nous avons pu établir une rapide chronologie. Il y a d’abord la décision de la Mairie de déplacer les activités de cette Maison vers un nouveau lieu, en périphérie du quartier. Le bâtiment s’est donc trouvé vacant. Mais un bâtiment ne reste jamais longtemps vide d’usage. Et les usages qui ont fini par prendre possession de cette maison laissée en friche n’étaient pas ceux attendus par les habitants, en particulier les voisins immédiats. La destruction du bâti a donc fini par s’imposer dans l’esprit de tout le monde. Cet exemple est assez symptomatique de ces « politiques de l’abandon », qui ne laissent plus d’autres solutions que la destruction – un bâti laissé inoccupé se dégradant rapidement. Ce qui est arrivé à cette Maison raconte une histoire trop fréquemment vécue en quartiers populaires : des immeubles dont l’entretien laisse à désirer, des réparations nécessaires qui tardent à être réalisées, des conditions de vie qui deviennent difficiles et des habitant-es partagés entre colère et découragement. Et, en conclusion « logique » de cet abandon, un programme de rénovation vient proposer « la » solution, à savoir la destruction, ainsi que le critique sèchement Patrick Bouchain.1
Avec Louis, nous avons échangé avec deux habitants, très engagés dans la vie du quartier, et aucun des deux n’a pu nous éclairer sur ce qui a motivé la fermeture de la Maison des associations et l’exil de ses activités à l’extérieur du quartier. Le bâtiment était sujet à des infiltrations, en raison de la perte d’étanchéité de la toiture. L’argument paraît bien faible pour justifier la désaffection du lieu et, finalement, sa disparition.
Un autre habitant nous a raconté cette opération de démolition. Les murs en béton et solidement ferraillés ont vaillamment résisté aux mâchoires de la pelleteuse. La Maison des associations est tombée avec les honneurs. Son esthétique assez improbable, avec ses modules aux tons blancs cassés et rosés, contrastait avec les immeubles alentours, hautes bâtisses en briques. Une présence architecturale un peu incongrue, qui la rendait finalement assez sympathique. Le charme de nombreuses villes n’est-il pas provoqué par l’hétérogénéité des bâtis et le contraste des formes et volumes ? Pourquoi devrait-il en aller autrement en quartiers populaires ? Pourquoi une rénovation urbaine n’aurait-elle pas pu tirer profit de cette curiosité architecturale, certes datée mais parfaitement acclimatée au quartier ? Pourquoi si peu de considération pour le patrimoine architectural des quartiers populaires ? Cette Maison « signait » (aussi) le quartier. Comme le propose Patrick Bouchain, « la meilleure façon de conserver le patrimoine, c’est de s’en servir, de le réemployer, de le transformer et de l’emmener avec soi dans une nouvelle vie ».2 Pourquoi ne pas avoir embarqué la Maison des associations dans l’aventure de la rénovation urbaine qui attend le quartier ? Le lieu était familier aux habitants, bien repéré et régulièrement fréquenté, il aurait pu constituer l’ancrage citoyen indispensable à la conduite démocratique d’une rénovation urbaine, un lieu pour débattre, une sorte de « permanence citoyenne », une « scène démocratique » de la rénovation.3
Un membre actif du Conseil citoyen nous dira que le Conseil n’a été ni informé, ni consulté. Les habitants ont été mis devant le fait accompli.
Notre question reste donc sans réponse : pourquoi avoir abandonné ce lieu en le vidant de son activité pour, finalement, le détruire ? Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Les habitants rencontrés nous ont tous rappelé l’utilité sociale de cette Maison. Elle accueillait de nombreuses activités (tricots, informatique…). Un membre du Conseil citoyen soulignera que les habitants avaient la possibilité d’y faire des photocopies. C’est l’exemple même d’un service de proximité qui peut paraître anecdotique pour des personnes disposant chez elle ou sur leur lieu de travail d’un photocopieur, mais qui est vital en quartiers populaires, d’autant que les personnes ont très souvent besoin de constituer des dossiers d’aide ou d’accès aux droits. La suppression ou l’éloignement de ce type de service vient encore compliquer une vie quotidienne qui l’est déjà suffisamment.
Une rénovation urbaine (NPNRU) est programmée dans le quartier Jean-Bart / Guynemer. Comment comprendre, dans ce contexte, la disparition de la Maison des associations, un des lieux faisant « commun » dans et pour le quartier ? Une politique s’écrit aussi avec des symboles et celui-ci est particulièrement troublant. Pourquoi affaiblir la vie associative et démocratique d’un quartier au moment où il est confronté à des enjeux urbains majeurs ? Qu’est-ce que cette décision laisse entendre ? Que faut-il en comprendre ? Quel signe est ainsi adressé aux habitants du quartier ? Une rénovation urbaine, parce qu’elle perturbe les normes de vie, parce qu’elle transforme les manières d’habiter, parce qu’elle trouble les repères, porte une forte charge symbolique. Il n’y a donc pas de rénovation urbaine sans une « politique des symboles » car chaque décision affecte les personnes au cœur de leur vie et s’avère donc, toujours, lourde de signification. Qu’est-ce qu’elle vient dire aux personnes concernées, quelle signification va-t-elle prendre pour elles, quelle valeur va-t-elle acquérir à leurs yeux, quels signes de reconnaissance et de considération (ou pas) leur destine-t-elle ? Dans un tel contexte, chaque décision, bien au-delà de son argumentation technique, est avant tout production de sens et de valeur. Ne pas le prendre en compte, ne pas en tenir compte, ne pas faire urbain avec l’ensemble des dynamiques symboliques à l’œuvre, c’est prendre le risque d’une politique urbaine qui ne va importer qu’aux professionnels de la politique de la ville, qu’aux aménageurs ou qu’aux décideurs publics, en tenant à distance les premiers concernés, voire en les excluant purement et simplement.
Avec la disparition de la Maison des associations, c’est tout un éco-sytème relationnel qui est mis à mal. Personne ne peut penser que des services de proximité relèvent d’une « simple » réponse technique et administrative, et qu’ils peuvent être déplacés et relocalisés comme si de rien n’était, comme si toutes choses restaient égales par ailleurs. Ils sont indissociables d’un ensemble d’habitudes, de liens de confiance établis avec le temps, d’entraides entre voisins, d’arts de faire le quotidien… Une Maison des associations construit une réelle écologie de vie, d’autant plus précieuse que lente à se développer, et donc d’autant plus importante à préserver. Les milieux de vie sont fragiles. Ils le sont en quartier populaire.
Il n’est plus possible aujourd’hui de concevoir une politique urbaine sans l’indexer fortement sur des enjeux écologiques qui font nécessité. Il en va bien sûr pour les droits du vivant, pour des mobilités humainement soutenables, pour une sobriété énergétique, pour la préservation du sol et de l’air… Mais cette conversion écologique de la politique publique va au-delà ; elle doit impliquer l’ensemble de ce qui « fait vie », de ce qui fonde les existences, de ce qui fait la « vie » d’un quartier. C’est la raison pour laquelle Félix Guattari a élargi la proposition écologique, sous le nom d’écosophie. Il appelle à un « sens des responsabilités non seulement à l’égard de sa propre survie, mais également de l’avenir de toute vie sur cette planète, celle des espèces animales et végétales comme celle des espèces incorporelles, si je puis dire, telles que la musique, les arts, le cinéma, le rapport au temps, l’amour…, [une] responsabilité à l’égard des formes vivantes déjà là et à l’égard des formes à venir qui frappent à la porte de l’intelligence et de l’imagination collective ». Il revendique donc « une écosophie articulant entre elles l’ensemble des écologies scientifique, politique, environnementale, sociale et mentale »4, et j’ajouterais « urbaine ». Une rénovation urbaine relève bel et bien de cette écosophie (de cette écologie élargie, radicalisée) que Félix Guattari appelle de ses vœux. Elle ne saurait prétendre à sa qualité écologique si elle n’assume pas cet élargissement, qui est avant tout un approfondissement, si elle s’arrête aux portes de la vie quotidienne et reste sur le seuil de ce qui fait « vie » pour les gens. Au contraire, elle doit développer une attention et une compréhension écologiques pour l’ensemble des facteurs qui affectent la vie d’un quartier et les multiples vies qui s’y déploient. La vie est physique, respiratoire, mobile, organique, sociale, mentale, corporelle, attentionnelle, affective, symbolique… Elle n’est que parce qu’elle est tout cela, et tout cela ensemble. Et il n’y a d’écologie que parce que ce « tout cela » est pris en compte, dans un effort d’articulation et de composition, un effort d’imagination, d’action, de programmation, de création…
Une politique urbaine de « qualité écologique » doit donc traiter avec les « milieux de vie » dans toute leur complexité. Il n’est plus acceptable socialement (car plus accepté), en particulier pour les jeunes générations, de programmer un nouvel équipement (voirie, bâti…) sans en mesurer précisément l’impact, l’impact sur l’air et les sols, l’impact sur les espèces végétales et animales qui s’en trouvent affectées. Et, conséquemment, il n’est donc pas plus acceptable d’agir sur un plan urbain sans porter une grande attention aux effets de cette action sur les milieux de vie concernés (les socialités, les voisinages, les cultures…). Un bâti n’est jamais uniquement un bâti mais toujours une écologie de pratiques et d’usage. Un équipement n’est jamais simplement un équipement, mais toujours une écologie relationnelle et mentale (des symboles, des imaginaires, des besoins, des désirs, des savoirs, des expériences…). La qualité écologique d’un projet urbain se juge donc à cette échelle, à cette mesure, en tant que projet écosophique comme l’entend Félix Guattari. L’écologie est donc (aussi) un art de faire le quotidien.
Porter attention aux milieux de vie tels que le passé les a constitués, ce n’est pas un conservatisme. Au contraire, tout montre la capacité inverse. Les quartiers populaires ne cessent d’inventer, de créer, de s’adapter tant les enjeux de vie y sont éprouvants. Les milieux de vie peuvent se transformer, les quartiers évoluer… mais il n’y a de transformation émancipatrice que si, en première intention, comme premier geste, ces milieux de vie sont « considérés » et respectés pour ce qu’ils font exister et pour ce qu’ils rendent possible. Et c’est dans et par cet élan écosophique que des transformations peuvent s’envisager et se réussir.
Cette destruction de la Maison des associations forme pour nous, chercheurs, un authentique « site de problématisation », à savoir une situation (un site) qui donne forme à un grand nombre de problèmes et qui appelle donc leur mise en discussion démocratique. Cette destruction fonctionne comme un révélateur, un analyseur et, avec les habitants, ils nous importent de comprendre ce qui se dévoile à cette occasion. Qu’est-ce que cette situation nous fait comprendre, nous aide à comprendre ?
La destruction de la Maison des associations représente pour nous un « cas de figure » qui concentre de multiples pistes de réflexion et de questionnement. Il constitue une sorte de « réserve de recherche », à savoir une situation où se sont « déposés » nombre de questions et problèmes. Cette situation fait alors repère ; elle nous aide à nous repérer parmi les multiples variables et facteurs à l’œuvre dans les réalités urbaines du quartier Jean Bart / Guynemer. Elle fait aussi référence, en nous permettant de nous rapporter à une situation ayant déjà existé, ayant déjà été vécue. Pour Howard Becker, « Le principe opératoire est simple : on suppose que ce que l’on trouve dans un cas sera présent dans les autres, sans doute sous une forme assez différente pour qu’on ne l’ait pas remarqué d’abord, jusqu’à ce que la présence de cet élément dans le premier cas nous mette la puce à l’oreille ». Il s’agit donc « d’utiliser ce que l’on sait d’une situation pour savoir quoi chercher dans une autre, en partant du principe que ces deux cas doivent avoir d’autres aspects en commun ».5 Il devient alors possible de « lire » les nouvelles situations grâce à ce que l’on a pu « lire » (découvrir) grâce à une situation antérieure qui fait alors repère et référence, et qui sollicite donc fortement notre attention (elle nous aura mis la puce à l’oreille).
Quant à la Maison des associations, son absence la rend d’autant plus présente, au moins pour notre travail de recherche. Sa destruction fait émerger de nombreuses questions qui, elles, insistent durablement. Notre sociologie relève alors, à ce titre, pleinement d’une hantologie, pour reprendre un néologisme avancé par Jacques Derrida en s’inspirant de la célèbre déclaration de Karl Marx : « un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme ». Un spectre (démocratique) hante le quartier Jean Bart / Guynemer, le spectre de la Maison des associations, pour toutes les questions que sa destruction soulève et pour tous les problèmes d’intérêt public qui prennent forme à cette occasion. En reprenant librement, peut-être intempestivement, à notre compte la proposition de Jacques Derrida dans Spectres de Marx,((Jacques Derrida, Spectres de Marx, Éditions Galilée, rééd. 2006.)) nous allons donc faire recherche avec feu la Maison des associations, une maison dont la destruction perturbe le présent du quartier mais qui, surtout, possiblement, hante son futur.
Pascal NICOLAS-Le STRAT, juin 2020
- Patrick Bouchain, Construire autrement. Entretien avec Joseph Confavreux, Médiapart, 18 juin 2014, 21 mn 30 s (sur les enjeux de démolition), 24 mn 30 s (sur une vision patrimoniale du logement social). En ligne : https://www.mediapart.fr/journal/france/180614/construire-autrement-avec-patrick-bouchain?onglet=full/. [↩]
- Patrick Bouchain & EXYZT, Construire en habitant (Venise), Actes Sud, 2011, p. 81. [↩]
- Michel Anselme, Du bruit à la parole (La scène politique des cités), éd. de l’Aube, 2000. [↩]
- Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ? (Textes présentés par Stéphane Nadaud), Lignes / imec, 2013, successivement pp. 60, 61 et 66. [↩]
- Howard S. Becker, La bonne focale (De l’utilité des cas particuliers en sciences sociales), La Découverte, 2016, successivement pp. 50 et 65. [↩]