Petit lexique à l’usage de la recherche En Rue

Un chercheur en sciences sociales exerce son activité avec comme principal outil des mots, constitutifs d’un langage spécialisé ; il s’appuie, pour une part limitée, sur des mots spécifiques, propres à son domaine d’expertise, et, pour une part majoritaire, sur les mots d’utilisation courante. Ce qui signifie que, pour l’essentiel de son travail, le chercheur recourt à des mots largement utilisés par d’autres, pour des motifs différents, avec d’autres investissements de sens. Il exerce donc son art avec une ressource (un langage) nécessairement hétérogène, fuyante (vers de multiples univers de sens) et, inévitablement, très hybride. Il ne peut pas s’en remettre uniquement à des mots précisément choisis, réservés à son champ d’activité, des mots dont il parviendrait à tenir, retenir, contenir la signification (une définition), même s’il parvient à le faire pour un petit nombre d’entre eux, au risque d’ailleurs que le sens de ces mots, à trop se spécialiser, finisse pas ne plus « parler » à d’autres, et contribue à enfermer le travail de recherche dans un entre-soi préjudiciable.

Au chercheur, donc, de relever ce beau défi intellectuel que de produire un écrit « scientifique », avec le minimum de rigueur et de précision requis, en mobilisant pourtant des mots qui, eux, sont naturellement d’usage tout terrain et d’utilisation libre et fluctuante.

Le chercheur tente néanmoins, autant que possible, d’assurer sa prise langagière et, pour ce faire, il va s’astreindre à un double travail, que l’on nomme habituellement travail de définition. S’il tente d’affermir le sens d’un terme et l’arrimer solidement à sa « discipline » – comme nous venons de le souligner, il ne peut l’entreprendre que pour un faible nombre d’entre eux –, il va d’abord tenter de cerner et décrypter ce que le mot a incorporé comme significations. Il va donc s’efforcer de le déplier afin d’accéder aux couches ou aux strates de sens accumulées en lui. Ce processus s’apparente à une fouille archéologique, dans la mesure où le chercheur part en investigation dans les profondeurs et les épaisseurs du mot considéré avec l’objectif de restituer ce que l’histoire a progressivement déposé, sédimenté en lui, et qu’il a fini par incorporer comme une évidence de sens. Par exemple, si l’on tente de déplier le terme « habitus » et donc d’ouvrir cette boîte noire pour y plonger le regard, on rencontre d’abord un auteur, Pierre Bourdieu, et son univers intellectuel. Si l’on tamise un peu plus fin l’humus langagier bourdieusien, on recueille une série de notions telles que « reproduction », « sens commun », « distinction », « violence symbolique », « domination » ; et si l’on parvient à atteindre des couches profondes, il sera possible de trouver trace de la trajectoire intellectuelle de l’auteur et des auteurs qui ont influencé son travail (Marx, Pascal…). En s’inspirant d’une image informatique, on peut dire que cette « enquête » dédiée à un mot consiste à identifier les plug-in qu’il a intégré dans son logiciel de sens.

Caractériser (définir) un terme implique, non seulement de le déplier, mais aussi de le déployer, et de le faire à l’échelle d’une histoire plus ou moins longue. Ce déchiffrement, ce décryptage relève d’un processus généalogique. Il s’agit de comprendre, au passé et au futur, comment le sens d’un mot évolue, comment il se transforme en fonction des contextes d’utilisation et, finalement, comment il a été et reste affecté par les conjonctures socio-historiques qu’il traverse. La méthode est « régressive » car elle conduit à reparcourir le passé du mot. Elle est « progressive » car elle ouvre nécessairement sur le futur de ce même mot.1 L’objectif est de le suivre (de le pister) dans un temps donné pour en saisir les modulations de sens et les variations d’usage. Il s’agit de le regarder vivre, et d’observer comment il chemine dans le temps, s’ajuste, se transforme, y compris en le mettant en perspective, pour essayer de « découvrir » (dans la double acception de ce verbe) ce qu’il entrouvre comme possible et comme advenir, comme futur. Par exemple, la notion de « commun » (opposée à « public » et à « privé ») peut être lue à l’échelle d’une longue histoire ; le terme est présent très tôt dans le droit romain. Il va prendre une solide réalité dans la vie des campagnes à travers l’idée de « communaux » (à savoir des ressources en forêts, pâtures, pêches, gérées par une communauté villageoise au bénéfice de tous ses membres). Le mot disparaît quasiment du paysage politique et social dans la période du capitalisme triomphant. Il n’est plus « parlé ». Il retrouve une forte actualité dans la période très récente. Et il est devenu aujourd’hui particulièrement bavard. Un « brillant » avenir est attendu de lui et pour lui, en tout cas certains auteurs en sciences sociales le laissent penser. Sa généalogie est donc riche de transformations et de modulations. Du silence à la parole. D’une longue éclipse à une omniprésence.

Une recherche est avant tout une aventure avec les mots. Quels sont les mots que la recherche En Rue a dépliés et déployés ? Nous allons donc nous risquer à cet exercice de caractérisation pour quelques uns des mots qui ont ponctué le travail de recherche que nous avons conduit avec En Rue, en coopération avec ses acteurs.

Alors, déplions et déployons…

COMMUN. Un lieu fait commun, un savoir peut le faire, une richesse naturelle comme l’eau pareillement. Ce qui fait commun, c’est avant tout une façon (démocratique) de prendre soin d’une ressource qui importe à tous et qui apporte à chacun, qui apporte de l’entraide, de la convivialité et de l’égalité ; ce peut être un bien, un savoir, un espace… Tout peut faire commun dès lors que nous désirons nous en occuper ensemble, en prendre soin collectivement et le protéger des « prédateurs », de ceux qui voudraient l’accaparer pour leurs intérêts égoïstes. « Commun » est d’abord un acte d’imagination. Nous imaginons que cette réalité peut nous devenir commune : ce lieu que nous occupons, cette terre que nous jardinons, cet atelier que nous animons solidairement. Un acte d’imagination immédiatement prolongé en actes d’institution (d’organisation). Comment nous organiser pour que cette ressource que nous désirons et imaginons « commune » le devienne authentiquement et soit réellement vécue comme un possible partagé, respectueux de chacun et profitable à tous, égalitairement ? « Commun » est donc un acte d’imagination qui appelle une créativité d’organisation, une audace de pensée qui nous adresse un défi démocratique.

DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE, DÉMOCRATIE CONTRIBUTIVE. Une vie démocratique ne peut pas se réduire à sa seule dimension représentative, à savoir l’élection de représentants (maire, conseiller municipal, député…) à échéances relativement éloignées (en moyenne 5 années). Le citoyen est en droit de s’exprimer plus fréquemment et d’interpeller ses représentants dès que besoin, sans attendre une échéance électorale. Il doit pouvoir s’associer étroitement aux décisions qui le concernent et qui affectent son existence. Cet élargissement de l’horizon démocratique passe par deux processus. D’une part, un processus de démocratie participative, avec le droit reconnu au citoyen de prendre la parole à propos de ses conditions d’existence et de toute question qui le concerne. Les personnes prennent part au débat public sur la base de leurs expériences de vie, à partir de ce qu’elles vivent dans leur quartier ou dans leur relation avec une institution publique, de ce qu’elles ressentent et de ce qu’elles pensent. D’autre part, un processus de démocratie contributive qui accorde la possibilité aux citoyens de s’exprimer à partir de ce qu’ils expérimentent en commun, créent et produisent librement, de manière autonome, au sein de leur quartier et, plus généralement, au sein de la société. Les personnes prennent part au débat public sur la base des expérimentations qu’elles développent et, donc, de leurs contributions à la vie commune (à la vie du quartier), que cette contribution renvoie à des initiatives de nature sociale, esthétique, urbaine, conviviale, éducative, sportive… La démocratie participative valorise l’expression singulière de chacun (une démocratie des expériences, une démocratie des singularités). La démocratie contributive prend en considération les expérimentations collectives (projets) développées au sein d’un quartier ou d’un village (une démocratie des expérimentations, une démocratie des « communs »).

DROIT À LA VILLE. Le droit à la ville est une notion développée par Henri Lefebvre, à la veille des mouvements sociaux de Mai 68, dans un ouvrage-manifeste aujourd’hui mondialement connu (Le Droit à la Ville (1968), Paris, Anthropos, 2009). Depuis, ce terme a été repris et revendiqué à de multiples endroits, allant des mouvements des habitants des favélas de Rio de Janeiro, jusqu’au programme de l’ONU Habitat, en passant par un grand nombre de recherches développant une approche critique de la ville (tant en géographie, qu’en étude urbaine ou en science politique). La multiplicité des usages et des interprétations du droit à la ville est donc devenue un aspect constitutif de cette notion. Le point commun qui se dégage globalement de ces différentes expériences est de revendiquer le fait que la ville ne peut pas être considérée comme un simple espace de gestion des populations, un instrument de domination aux mains d’une minorité ou encore un moyen pour les investisseurs urbains d’engranger d’énormes profits. Ces différentes approches convergent donc vers l’idée d’une plus grande justice sociale et spatiale pour les habitants et usagers des villes à une époque où l’urbanisation tant à se généraliser sur la planète. David Harvey nous invite à prendre cette notion comme un « signifiant vide » et à nous interroger collectivement sur qui doit le « remplir de sens » ? Mais aussi comment et de quoi devons-nous le remplir ? En partant de ces questions, le droit à la ville doit être perçu principalement comme un droit mouvant qui ne peut s’interroger qu’en situation et être « re-signifé » autant de fois qu’il y a de situations différentes : ici dans un quartier en rénovation urbaine, là-bas dans un campement de réfugiés, un réseau de squats militants, un centre-ville délaissé… Si le droit à la ville peut être pensé en terme juridique, c’est-à-dire par le biais d’expériences de réforme urbaine, prenant par exemple place dans la Constitution d’un pays, il doit aussi être perçu comme un droit en expérimentation, qui s’exerce et se revendique à chaque fois que des habitants tentent de se réapproprier des espaces communs et des pratiques collectives en ville.

ÉCOLOGIE DE L’ATTENTION. Dans la vie d’un quartier, à quoi portons-nous attention ? Des travaux de voirie que nous découvrons lors d’une promenade ? Un affichage municipal, déjà défraîchi, que nous n’avions pas encore remarqué ? Une plante en floraison, gîtée dans un interstice de trottoir ? L’attention est un art de vivre, et un art de faire. L’attention est aussi le meilleur instrument du chercheur. Elle peut être flottante, rythmée par les vagues du quotidien, ou ses tempêtes. Elle se fait intense quand un événement nous saisit et attise notre curiosité. Elle peut se relâcher, par désintérêt ou lassitude, ainsi que nous l’avons tous vécu à l’écoute d’un enseignant. Elle signale notre humeur. Parfois nous nous montrons attentifs et disponibles. Parfois beaucoup moins. Nos soucis ont pris le dessus, et notre attention fléchit. Nous sommes alors moins concernés par notre environnement et moins attentionnés pour nos proches. La qualité de notre attention est un indicateur de bien être ou de mal être. L’attention est un appel vers l’extérieur, une attirance pour l’autre, une projection dans ce qui nous entoure. Elle nous rend présent à l’environnement et aux autres. En ce sens, elle relève bel et bien d’une écologie (Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, éd. du Seuil). Il s’agit d’un art de vivre qui s’éduque et se cultive par et dans la vie quotidienne, pour peu que nous restions réceptifs à ce qui nous environne. Cet art de vie est suffisamment précieux pour que le capitalisme contemporain tente de s’en emparer, en s’efforçant non pas de capter notre attention mais, avant tout, de la capturer au profit de son industrie des loisirs et de son économie médiatique. Une écologie de l’attention représente une alternative indispensable aux emprises de la communication et du marketing, des consommations sans lendemain et des produits culturels kleenex. Dans une visée écologique, notre ressource en attention (une disponibilité) est à préserver. Le développement durable de nos capacités d’attention.

ÉCOSOPHIE. La notion d’écosophie a été avancée par Félix Guattari (dans son livre Les trois écologies) afin d’élargir la proposition écologique et de la développer au-delà des rapports entretenus avec la nature. L’écosophie est une démarche globale, qui implique l’ensemble des « rapports d’existence », incluant donc les rapports entre humains, les rapports au vivant, au matériel et à l’immatériel, en fait à l’ensemble de ce qui fait « environnement de vie », à savoir l’environnement naturel, paysager, urbain, social ou encore imaginaire et psychique… Pour l’auteur, l’écosophie est une manière de repenser son rapport aux autres (écologie sociale), son rapport à soi (écologie mentale) et son rapport à l’environnement de vie (écologie environnementale, impliquant une écologie du vivant, une écologie urbaine…). Le mot « écosophie » vient donc souligner une pluralisation et une démultiplication de l’idée écologique. Si l’on retient l’idée de base que l’écologie interroge les formes d’« entrée en rapport » et, donc la manière dont nous nous rapportons à ce qui nous constitue et à ce qui nous environne, alors l’écologie est une démarche globale, qui implique toutes les dimensions de l’existence. Le mot écosophie le met en évidence. L’écosophie est donc une « méthode politique » qui incite à découvrir et à questionner le monde à travers / à partir de la diversité des manières de « faire relation », d’entrer en rapport, de se rapporter aux autres (y compris cet autre bien particulier qu’est nous-même). En un seul mot, écosophie associe la pluralité des écologies.

ESPACE PUBLIC. L’espace public représente historiquement le lieu de la « mise à l’épreuve » démocratique des opinions, des décisions et des revendications, et de leur mise en débat. Cet espace d’expression prend la forme d’assemblées, de journaux et médias, de manifestations de rue, de meetings, de salons et cercles de discussion. Il est le garant d’une vie démocratique. Il s’agit de l’espace où s’exercent de nombreux droits politiques : le droit à la parole, le droit de pétitionner, le droit de s’associer et de se réunir, le droit de manifester et le droit pour tout citoyen d’être informé. La vie démocratique d’un quartier suppose l’existence d’un espace public rendu vivant et démocratique par la publication de journaux locaux (bulletin, fanzine, gazette, feuille de chou…), la diffusion d’émissions de radio, la tenue de blogs ou de pages de réseaux sociaux, chacun de ces médias rendant compte de la vie du territoire, contribuant aux débats et permettant aux citoyen-nes d’interpeller les décideurs et de se forger leur opinion.

ESPACES PUBLICS. Les espaces publics désignent des lieux (rue, place, jardin…) où les habitants et les passants se croisent, échangent possiblement quelques mots et poursuivent leur chemin sans entraves (ni porte, ni péage, ni vigile). Les espaces publics s’apparentent à de vastes « salles des pas perdus », ainsi que l’on nommait les halls des gares, avant qu’ils ne deviennent des galeries marchandes. Ce sont des espaces passants et cheminants, des espaces où chacun « fait expérience » de la ville et du quartier, où la vie avance à petits pas ou à grands pas. Le passant se presse ou flâne, chemine dans une direction précise ou se perd dans ses rêveries, s’arrête un moment pour converser avec une connaissance. Il savoure un moment, le temps d’une pause sur un banc, jette un œil autour de lui, s’informe sur la vie du quartier, s’attarde ou se dépêche, appelé par d’autres obligations. Les espaces publics sont des lieux privilégiés pour bavarder et voisiner, pour se saluer ou simplement se croiser, toute chose essentielle à la vie d’un quartier, à la vie tout court, des lieux propices à l’exercice de nombreux « arts de faire » la vie quotidienne (voisiner, bavarder, promener (le chien), partir et rentrer de course, jouer (au ballon), prendre l’air, jouer avec les enfants…). Ces espaces n’existent que s’ils restent « disponibles », facilement accessibles, sans limite de distance (là où nous mènent nos « pas perdus ») ni de temps (au rythme de chacun).

MÉTHODE DE L’ÉGALITÉ. Comme le défend Jacques Rancière (en particulier dans son ouvrage au titre éponyme, La méthode de l’égalité, Bayard éds.), l’égalité est une méthode, et non un objectif à atteindre. Elle fait méthode. Elle ne relève pas d’un « horizon d’attentes » mais de dispositions à prendre, ici et maintenant, des dispositions (modes d’organisation, règles de fonctionnement, micropolitiques de groupe, formes de coopération…) qui « obligent » nos manières de nous assembler et d’agir ensemble. L’auteur opère un renversement de perspective qui modifie notre approche politique et professionnelle de cet enjeu. La question à poser au sein de nos collectifs n’est donc pas : est-ce que notre projet va contribuer à réduire les inégalités, mais : en quoi manifeste-t-il, concrètement, pratiquement, dans son organisation et ses choix de fonctionnement, dès à présent, un souci d’égalité ? L’égalité n’est pas seulement espérée, elle est éprouvée. Le terme « éprouvée » doit être entendu dans ses deux sens. L’égalité est éprouvée parce qu’elle est vécue, risquée, expérimentée (en un mot, assumée). Elle a été traduite dans les faits et, en conséquence, elle affecte significativement nos conditions d’existence, et affecte chacun d’entre nous dans son rapport à l’autre. Mais elle est éprouvée aussi au sens où elle est mise à l’épreuve, et fait ses preuves pas à pas, en fonction des dispositifs et dispositions retenus dans un « lieu » ou dans la conduite d’un projet. L’égalité est une ambition qui se risque. Jacques Rancière met au fondement de sa démarche l’égalité des intelligences et, sur cette base (un présupposé) se greffent et se développent les principaux droits démocratiques. L’égalité des intelligences est, en particulier, au cœur d’une citoyenneté partagée égalitairement par tous et toutes, d’un droit à la parole et à l’expression publique, d’un droit à être informé des affaires d’intérêt public. Cette égalité des intelligences fut suffisamment longue à reconnaître pour que le droit de vote ne soit reconnu aux femmes qu’en 1944. Elle est encore régulièrement bafouée par des experts qui persistent à penser qu’ils ont plus et mieux à dire que les personnes concernées. Elle est fréquemment malmenée lors des réunions quand certains s’arrogent la parole et, conséquemment, en privent les autres, et dénient donc cette égalité.

MICROPOLITIQUES DES GROUPESLa micropolitique des groupes tend à interroger l’écologie de nos pratiques collectives. Puisqu’il est évident que nous ne naissons pas groupe, alors la question serait de savoir comment le devient-on ? Comment peut-on faire groupe de manière égalitaire ? Paradoxalement, ces dimensions ont très peu préoccupé les grandes périodes d’actions collectives, entièrement tournées vers les problématiques macropolitiques qu’elles souhaitaient transformer. En effet, si nous disposons d’un foisonnement de récits mythiques sur les groupes qui ont accompagné les actions et la pensée politique de gauche tout au long du XXème siècle, rares sont les traces qui nous permettraient aujourd’hui de mieux saisir les manières dont l’écologie de ces groupes a fonctionné. L’aventure de ces collectifs n’a pas laissé place aux savoirs, qui nous permettraient d’être mieux équipés pour agir sur nos histoires collectives (alors même que nous savons que la grande majorité de ces groupes ont fini par faire scission, se dissoudre, exploser). Nous avons donc besoin de constituer cette « culture des précédents ». La micropolitique des groupes ne se nourrit pas des récits héroïques mais, au contraire, de pensées capables de faire l’histoire des échecs, des limites, des bifurcations, des tâtonnements, des tentatives, une pensée qui réinscrit l’agencement de nos groupes dans des formes d’expérimentations quotidiennes. Pensées (sur le groupe) et actions (de groupe) deviennent alors consubstantielles : nos actions collectives nourrissent la pensée sur l’écologie de nos pratiques et cette dernière nous permet d’être mieux équipés pour agir collectivement.

RÉCIPROCITÉ. Agir en réciprocité est une générosité, mais aussi une « méthode ». Elle s’apparente à la logique du don, à condition de considérer le don dans son mouvement d’ensemble. La réciprocité est donc au cœur de cette logique d’échange à la si longue et si belle histoire anthropologique : donner, recevoir (à échéance non précisée) et rendre (à une échéance, elle aussi, non déterminée, et sur un mode ouvert, non fixé à l’avance). Les jardiniers, qui échangent leurs semences paysannes, les offrent sans attendre un retour l’année même et profitent donc d’un retour, un an, deux ans plus tard, qui peut l’être sous la forme d’une toute autre graine. La semence de tomates sera rendue en semence de laitue. En cela, la réciprocité (la logique du don) contrevient radicalement à la logique marchande qui, elle, suppose une contrepartie précisément mesurée, et versée à échéance précise. La réciprocité est avant tout un lien de confiance. Je donne, j’offre, je contribue, je partage car j’ai la profonde conviction qu’à leur tour les personnes, qui en auront bénéficié (qui auront reçu), s’inscriront, elles aussi, dans cette dynamique, et, elles aussi, rendront, retourneront, partageront, contribueront, coopéreront. Les communautés des logiciels libres fonctionnent sur ce mode : je développe le logiciel, sans attendre une contrepartie directe et immédiate, car je sais que les autres membres de la communauté procèdent de la même façon et que, au final, le logiciel s’enrichira au profit de tous, égalitairement. Cette dynamique d’échange (non mesuré, non quantifié, non intéressé) s’instaure dans la durée, prend du temps pour s’établir et se partager. Au final, nul ne peut dire ce qui lui a été rendu précisément, simplement parce que la dynamique lui aura apporté au centuple. La réciprocité fait vivre l’échange, là où la contrepartie le clôt.

RÉCIT D’EXPÉRIENCE. Faire récit de nos expériences / avec nos expériences se définit comme l’art de raconter une histoire et de la scénariser, en s’efforçant d’accrocher l’attention et de susciter l’intérêt. Il vise, par un effort de scénarisation, à articuler entre eux les aspects les plus significatifs d’une expérience. Un récit va, par exemple, mettre en avant des personnages principaux, qui sont des personnes « réelles » mais nécessairement un peu fictionnées (un casting) ; retenir les scènes les plus parlantes (un script. À tel moment, dans tel lieu, pour telle occasion) ; mettre en valeur les enjeux, et possiblement les « personnifier » (une dramatisation) ; introduire des facteurs explicatifs et des possibilités d’évolution (une intrigue)… Le récit nous aide donc à nous orienter dans notre propre expérience et permet aux destinataires d’en prendre connaissance, de la situer et d’en saisir les aspects essentiels. Le récit est en quelque sorte un guide de lecture de l’expérience, aucunement sa restitution complète, pleine et entière ; ce qui relève de l’impossible. Si ce caractère sélectif n’est pas assumé et travaillé, alors le récit devient « processionaire » (comme les chenilles de mauvaise réputation) et ne parvient pas à aboutir. La personne ne parvient pas à conclure, le récit n’a pas de chute et la narration s’enlise (nous avons tous en tête la situation de narrateurs qui annoncent la fin de leur propos, mais qui le relance sans cesse dans une quête d’exhaustivité dans laquelle ils perdent leur récit et se perdent eux-mêmes). Un récit restitue une expérience qui se déroule dans le temps, dotée d’un début, d’un milieu et d’une fin et il inscrit donc les réalités dans un schéma temporel rythmé (des étapes et des événements) et finalisé (d’un passé à un futur). Le récit crée donc du relief, en mettant en valeur des étapes, des bifurcations ou encore des ruptures. Il s’agit d’un outil qui contribue à élaborer qualitativement le déroulement du temps, en soulignant des continuités ou des discontinuités, en signalant des phases ou des périodes et en caractérisant certains changements.

Pascal NICOLAS-LE STRAT & Louis STARITZKY

  1. Cette démarche régressive / progressive est reprise à Henri Lefebvre. []

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