Depuis plusieurs années nous tentons de faire vivre des dispositifs de recherche-action dans la ville de Saint-Denis, en abordant ces derniers comme des instruments démocratiques permettant d’appuyer les dynamiques de capacitation citoyenne déjà à l’œuvre sur le territoire. Parmi elles, le Centre social coopératif Le 110, première expérience en France d’un Centre social créé sous statut coopératif, nous semble être un point de départ particulièrement riche pour agir et questionner le territoire. Depuis avril 2024 nous avons décidé d’y installer une « Permanence recherche ».
Dans la continuité des autres permanences que l’on retrouve dans la plupart des centres sociaux (permanence droit au logement, permanences juridiques, permanence sociale), la permanence recherche tend à faire de la recherche en sciences sociales un commun, et de la recherche-action un droit politique dont nous pouvons tous·tes nous saisir pour agir sur nos milieux de vie : un droit à enquêter, à faire histoire, à problématiser, à documenter, à coopérer, à analyser, à conceptualiser, à mettre en récit… Un premier motif a été posé « Récits de vie, récits de ville », et tente de contribuer à l’émergence de récits singuliers qui permettent de découvrir et d’écrire la ville autrement, à partir des expériences mineures, des expérimentations autonomes, des dimensions plus sensibles. Tenter collectivement de donner à voir, à lire, à entendre, à sentir-penser une ville « autrement populaire » à partir de ce que les gens vivent, revendiquent, tentent, luttent, désirent, éprouvent…
Faire la ville en commun, faire recherche en habitant
Ce texte reprend une proposition de recherche lauréate de l’Appel à projets recherche 2018 interne à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. En republiant ici cet article, nous souhaitons donner à lire les antériorités qui ont contribué à l’émergence de nos permanences de recherche à Saint-Denis. En effet, ce texte atteste du fait qu’il y a sept ans nous étions déjà préoccupés par la création d’un espace de co-élaboration entre acteur.ices et chercheur.es de la ville, et mentionnons le centre social coopératif qui venait alors tout juste de se créer. Il s’agit donc ici d’inscrire et de replacer nos dynamiques recherche-actions actuelles dans une temporalité longue, à rebours de la grande majorité des financements de la recherche en sciences sociales.
Cette proposition avait été publiée dans la rubrique « Coulisses » du premier numéro de la revue Agencements – Recherches et pratiques sociales en expérimentation qui donne à lire les écritures cachées de la recherche.
À la découverte d’une place publique à Saint-Denis : la vie sociale invisible d’un micro-territoire (Une recherche en compagnonnage) – Sabine BASSET-MEITERS
Qui se rend place du 8 mai 1945 à Saint-Denis (93) est immédiatement plongé dans une réalité urbaine dense et animée, hétérogène et métissée, entre les flux de voyageurs en correspondance entre les lignes de Tramway 1 et 5 et la ligne de métro 13, l’activité des vendeurs de rue, les nombreux groupes en conversation, les enfants qui jouent… Cet espace urbain est à l’image de cette ville populaire, active et joyeuse, bruyante et stressante, éprouvante et séduisante, complexe.
C’est à la découverte de cet espace public dionysien à laquelle nous invite Sabine Basset-Meiters. Dans le cadre de sa recherche de Master 2 Sciences de l’Éducation « Éducation Tout au Long de la Vie » (Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis), elle s’est immergée dans la vie de cette place. Elle l’a fait en tant que dionysienne familière de la ville et de ses socialités ; elle l’a fait en tant que présidente du Centre socioculturel coopératif Le 110 domicilié en bordure de cette place et dont les fenêtres offrent une vue imprenable sur ce micro-territoire. Mais elle l’a fait surtout en s’impliquant, en tant que praticienne-chercheuse, dans un espace étonnant, implanté au cœur de cet espace public : l’Oasis, à savoir un conteneur-guinguette, un fragile îlot de convivialité rendu possible grâce à la générosité de plusieurs bénévoles. Sabine Basset-Meiters y a fait recherche en servant cafés et boissons fraîches, en organisant la recharge des téléphones portables, en s’associant aux conversations et en donnant les coups de main indispensables pour l’organisation des « open-mics »…
Sabine Basset-Meiters a écrit sa recherche au plus près de la vie de cette place, en compagnonnage avec plusieurs de ses actrices et acteurs. Son récit en restitue avec finesse et loyauté le quotidien, et en partage les joies et les tensions, les moments heureux et les parts d’ombre.
« Récits de vie, récits de ville ». L’ancrage dans un morceau de territoire – Martine BODINEAU
Il y a quelques mois nous répondions à un appel à manifestation d’intérêt de l’Institut français du Monde associatif (IFMA) sur la thématique « Quelle contribution du fait associatif aux territoires ? », et plus spécifiquement sur les manières dont les acteurs associatifs proposaient d’autres récits de leur géographie d’action. C’est à partir de deux territoires, le centre-ville de Saint-Denis et le quartier du Blosne à Rennes que nous formulions une réponse collective afin d’interroger la « Mise en mots et en récit du quotidien comme mode d’engagement à l’échelle du territoire ».
Au moment où nous obtenions le financement de notre projet par l’IFMA, une salle associative historique du centre-ville de Saint-Denis, géré par l’Amicale des arbalétriers, association de locataires de l’îlot 9, perdait son autonomie, au profit d’un projet départemental d’habitat inclusif destiné aux seniors de la résidence HLM. L’histoire de cette salle en tant que lieu autonome, pluriel, décalé, et déprojectionné (une salle associative totalement hors de la logique projet), se terminait. Nous proposions alors à Martine Bodineau, qui était encore présidente l’Amicale des arbalétriers, de faire le « récit de vie » de ce lieu associatif lors d’une de nos permanences de recherche au « 110 ». Cette proposition a d’abord pris la forme d’un récit oral déployé devant une dizaine de personnes dans la grande salle du rez-de-chaussée du centre socioculturel, un récit qui ne pouvait dès lors être qu’une « histoire par le bas ». Ce n’est qu’en deuxième temps que cette histoire a donné lieu à un écrit (de plus de quarante pages!) que nous donnons lire ici. Que ce type de « mise en mot et en récit » soit si rare à l’échelle de nos territoires de vie, devrait nous interroger sur les formes d’attention que nous accordons (ou que nous n’accordons pas) à nos trajectoires collectives et individuelles, à nos quotidiens, nos voisinages, nos mobilisations. La question « qu’est-ce qui mérite d’être raconté ? », posée par l’autrice en préambule de son texte, devient alors un enjeu politique et démocratique central, dont nous devrions nous saisir pour affirmer notre droit à faire histoire, sur un mode mineur, fragmenté, refusant, dans le même temps, les approches hégémoniques et homogènes de nos villes.
Bien sûr « faire récit » d’une dynamique associative, à la première personne, relève inévitablement d’une forme d’histoire de vie. Raconter 40 ans d’engagements dans une salle associative c’est, avant tout, se raconter soi-même dans son rapport à ce lieu. Pourtant, en lisant ce récit singulier, et sa mise en réflexion, qui n’engage, à première vue, que son autrice, nous découvrons une (des) histoire possible de Saint-Denis. Une manière de vivre et de faire face à ses transformations, ses permanences, ses devenirs, ses insistances… Plus largement encore ce récit donne à voir comment nos dynamiques associatives, et lieux collectifs sont des moyens puissants pour garder prise sur des « morceaux de territoire », même lorsque la démocratie locale fait défaut, pour continuer à faire voisinage, avec celles et « ceux qui restent ».